dimanche 30 juin 2013

Conseils brefs de lecture pour l'été.


L'été est, paraît-il, le moment de lire des pavés pour ne pas se prendre la tête.
Mais c'est exactement le contraire : il est plus facile de réfléchir et de prendre du temps quand on est en vacances que lorsque l'on travaille. Je vous propose des lectures de vacances, des "petits" livres et des sommes.
Ne vous attendez pas à trouver des livres récents, même si cela peut arriver.
Jose Luis Borges a dit de façon immodeste, j'imagine, lui seul pouvait se le permettre, et comme a dit je ne sais plus qui, il n'existe qu'une seule forme de modestie, la fausse, Je ne me flatte pas des livres que j'ai écrits mais des livres que j'ai lus.
Donner des conseils de lecture, c'est aussi se livrer, c'est montrer ses goûts et céder à la tentation de l'introspection.

Je ne vous donnerai pas de leçons sur les grands maîtres de l'époque moderne (la première division) mais il est temps de vous lancer dans Proust (surtout pour les filles qui le lisent moins que les garçons), dans Musil (L'homme sans qualités), dans Conrad (n'importe lequel sauf le plus célèbre Le Nègre du Narcisse), dans Kundera (qui, hors ses romans, a écrit les deux plus grands essais de la fin du vingtième siècle, à savoir L'Art du Roman et Les Testaments Trahis).
Je ne vous parle pas non plus des raretés, des oeuvres uniques comme Ulysse de James Joyce, un livre pour érudits paru en 1922, ou Vie et Opinions de Tristram Shandy de Laurence Stern paru en 1759 (le livre de la procrastination littéraire) et dont une réédition récente en collection bon marché est tout simplement épatante (avec un respect pour la calligraphie et la mise en page qui sont une des grandes nouveautés de ce roman).

Mais le plus important, n'est-ce pas, c'est la deuxième division de la littérature mondiale, ceux qui peuvent monter en première.
Je commencerais par JM Coetzee, romancier sud-africain écrivant en anglais, prix Nobel de littérature et dont un de mes amis (DB) m'a dit un jour : "En lisant deux pages prises au hasard tu sais que c'est un immense écrivain." Je citerai deux livres de lui : Disgrace (1999) et Elisabeth Costello (2003). Mais tout est excellent. Coetzee est lisible en anglais sans problème. Un de ses derniers livres parus en français, L'été de la vie (2010), est commenté LA par Pierre Haski dans Rue89.
Un petit détour par le distingué Sandor Marai. Un blog lui est consacré : LA. Hongrois, il aurait dû, aurait pu, obtenir le prix Nobel de littérature mais c'est Imre Kertesz qui l'a eu bien après sa mort. Dommage. Tout est génial : sa façon de raconter les histoires est subtile, jamais répétitive, toujours haletante. Presque tous ses romans sont parus en collections bon marché. Mais si vous voulez un conseil : Les Braises (1942) (voir ICI) et Divorce à Buda (1935) et, si vous vous intéressez à Casanova, un des livres les plus brillants de toute la littérature mondiale sur le personnage, La Conversation de Bolzano (1940), et, si vous vous intéressez à Ulysse et Pénélope, Paix à Ithaque ! (1952).
Le grand Saul Bellow (prix Nobel de littérature en 1976). Récemment, dans la collection Quarto de Gallimard est parue la nouvelle traduction de deux romans. Le  premier, ultra célèbre, Herzog (1964) est un monument dressé à la psychopathie judéo-américaine, un torrent inventif, dépressif, sexué, qui annonce Philip Roth ou, plutôt, on se dit que Roth, après avoir lu Bellow, a gagné un temps fou pour écrire ses propres romans. Le second, La Planète de Mr Sammler (1970) est également un chef-d'oeuvre mais moins connu : quand je l'eus fini, je n'eus qu'un seul désir, le relire. Mais il est possible de tout lire ce qui est paru en français.

La Division d'Honneur Régionale (les écrivains qui ne monteront jamais en première division)
Jim Harrison. Ses romans sont tout ce que je ne devrais pas aimer : les grands espaces, la nature, la campagne, mais ses personnages sont toujours inédits. Et je vais dire le contraire : ce sont des histoires de femmes et d'hommes pas très beaux qui aiment le sexe, l'alcool et la nourriture grasse d'une Amérique populaire, des bois et des forêts, du Montana au Michigan. Certains de ses romans ont été adaptés par le cinéma, ce qui lui a permis enfin, de vivre sans soucis d'argent. Des pistes en édition bon marché : De Marquette à Vera Cruz (True North) (2004) ou Sorcier (Warlock) (1981) mais tout est "bon". Un entretien avec lui en 1988 dans Paris Review qui donne une idée du personnage  (ICI) et un superbe article récent de Tom Bissell (LA).
John Irving. Je l'aime bien, celui-là mais il ne cesse d'écrire des livres décevants après, disons, Un Enfant de la Balle (1998), roman foisonnant qui se passe en Inde. Le Monde Selon Garp (1978) est un chef d'oeuvre. On peut voir des concordances avec les thématiques de Philip Roth dans Un Mariage Poids Moyen qui exprime la violence des rapports de couples en Nouvelle Angleterre. Si vous voulez visiter un site officiel très pro, c'est ICI.


Dans la catégorie essais, je ne parle pas rugby, Danube (1986) de Claudio Magris, écrivain triestin (une ville qui a "produit", entre autres, Italo Svevo -- dont La Conscience de Zeno (1923) est sans nul doute le chef-d'oeuvre), dont l'édition de poche manque de cartes lisibles, est un livre de géographie digne du grand écrivain qu'il est.
Mensonge Romantique et Vérité Romanesque (1961) de René Girard, une introduction complexe au roman et à l'oeuvre de René Girard consacrée à la Mimesis. Il n'existe pas de livre somme qui résumerait parfaitement la Théorie Mimétique, il est souhaitable de commencer par lire La violence et le Sacré (1972) puis des Choses cachées Depuis la Fondation du Monde (1978). Un site français peu critique diffuse sa pensée (LA)  mais aussi une fondation californienne (LA)
Si vous êtes intéressé par la faillite des grands systèmes la lecture critique d'Ivan Illich est utile et notamment pour prendre conscience de la perte d'autonomie des citoyens par rapport à la médecine, à l'enseignement, aux transports. La Nemesis Médicale est parue dans les oeuvres complètes tome 2 mais un peu lourd à emporter sur la plage.
Un petit dernier pour la plage : Et si l'Amour Durait de Alain Fienkelkraut, grand rothien devant l'Eternel mais pas seulement (grand kunderien également), qui est un livre de commentaires littéraires  savoureux et intelligents sur La Princesse de Clèves, Ingmar Bergman, Professeur de Désir de Roth et l'Oeuvre de Kundera paru dans La Pléiade.

Mais, me direz-vous, qu'ai-je fait de Philip Roth ? Mon ami CL est derrière mon épaule et m'incite à ne pas l'oublier. Comment aurais-je pu l'oublier ? Que dire qui n'ait été déjà dit sur ce géant des lettres américaines (un poncif) ? La liste de ses ouvrages est importante. Voir le site officiel et académique qui lui est consacré : ICI. Disons que ce que je préfère chez Roth ce sont ses disputes avec ses femmes / maîtresses, ce sont les scène de ménage les plus réussies et les plus cruelles de la littérature moderne. Ses héros, qui ne sont, on l'a deviné, que ses moi divers, l'oeuvre de Roth étant, de mon point de vue, une vaste autobiographie en temps réel, une sorte de journal intime romancé, sont les amants / maris juifs de femmes qui ne peuvent être que goys (un des personnages de Roth a expliqué quelque part que les femmes juives sont trop prévisibles, depuis le verre cassé le jour du mariage jusqu'à la bah mitzvah des enfants), des femmes qui sont aussi les interprètes du féminisme activiste américain et la seule chose qu'il attend d'elles c'est qu'elles finissent, pour clore le cercle, qu'elles le traitent de "sale juif". On comprend mieux pourquoi le lectorat féminin a du mal avec cette littérature pour garçons. Sans rire, le meilleur livre de Philip Roth, et je sens que je vais me faire taper dessus, c'est Opération Shylock (1993) : il aborde toutes les problématiques rothiennes : la judaïté ethnique, le sionisme, les femmes, la maladie. Son double prône le retour des Juifs d'Israël en Europe. Etourdissant. Mais pour les vacances, son monument de dérision ironique : Portnoy et son Complexe (1969). Rappelons que Philip Roth et Milan Kundera sont liés par une grande amitié littéraire et intellectuelle.

Bon, je me rends compte que je n'ai pas cité grand chose, rien de français, rien de récent, je dis simplement que j'aime beaucoup le Ravel (2006) de Jean Echenoz ou L'Adversaire (2001) d'Emmanuel Carrère.

Copinage (sincère) : La brutalisation du Corps féminin de Marc Girard (ICI) et No Pasaran Endgame de Christian Lehmann (LA).

Que les auteurs que j'ai oubliés me pardonnent : je les ai peut-être lus.

(Illustration : Jim Harrison, né en 1937)


lundi 24 juin 2013

Dire non à la chimiothérapie. Histoire (posthume) de consultation 147.


Un article tout frais de des Spence, médecin généraliste écossais, que j'aimerais connaître IRL (in Real Life), vient de paraître dans le BMJ : ICI. Cet article est remarquable et dit en peu de mots ce qu'il est possible de penser de mon propos.
Cet aspect de la médecine, les thérapeutiques compassionnelles, est un sujet grave qui secoue la relation malade médecin car elle met en jeu la vérité, la confiance, le respect, l'éthique, l'efficience, la morale commune et... l'économie.
Je voudrais raconter, à la mémoire de mon patient, Monsieur A, 68 ans, comment son histoire a contribué à ma réflexion. 
On m'a souvent posé ici ou ailleurs le problème du secret médical. Je n'ai pas demandé l'autorisation à la famille pour écrire ce billet, je lui en parlerai à l'occasion, mais je suis certain qu'elle n'y trouvera rien à redire, à ceci près qu'elle pourra s'interroger sur le fait que j'ai été aussi déroutant au risque même qu'elle n'y retrouve pas tout ce qu'elle a ressenti, mais la famille elle-même ne peut me délivrer de mon secret et, comme à l'habitude, j'écris en général sur un cas particulier de façon à ne blesser personne en veillant à ce que les transpositions, pas toujours homothétiques, soient cependant conformes à la réalité. Ou à "ma" réalité. En me référant à Louis Aragon : je tente à chaque fois le mentir vrai.

J'ai pourtant hésité à écrire ce billet car je connais trop les deux écueils majeurs de la graphomanie bloguesque : le sentimentalisme kitschéen et la victimisation du pauvre médecin qui risque sa santé physique et mentale à "bien" soigner ses patients.

Mon expérience des cancers à 95 % mortels est la même que celle de tous les professionnels de santé. Dramatique.
Vous remarquerez que je ne dis pas le nom du cancer car je me méfie : imaginons qu'une famille lise ce billet, qu'un patient lise ce billet et qu'un patient souffre de ce cancer et que la famille d'un patient lise aussi ce billet. Dramatique. On ne prend jamais assez de précautions.
Du coup la démonstration que je vais faire sera moins pertinente et plus générale. Prenons-en le risque.

Monsieur A est venu me voir en juin de l'année dernière et si je me suis égaré sur le diagnostic pendant une semaine ou deux, d'une part en raison de l'argument de fréquence, d'autre part en raison de ma tendance à ne pas vouloir dramatiser tout de suite (ma peur de la mort sans aucun doute ou ma peur d'annoncer en de bons termes un diagnostic fatal. Comme le dit Des Spence : " Perhaps doctors are too afraid to talk about death, which we see as professional failure.")
Quoi qu'il en soit, et après que le diagnostic eut été porté et qu'un geste radiochirurgical eut été fait à ma demande et sans passer par un spécialiste, j'ai eu la faiblesse de dire à mon patient que j'allais l'adresser à un spécialiste hospitalier afin qu'il termine le bilan et qu'il nous informe des possibilités thérapeutiques que je savais minces. Mon patient a accepté et bien qu'il ait déjà pris sa décision. Il savait déjà, il avait consulté internet, que le pronostic était catastrophique sans chirurgie (et la chirurgie avait été récusée) et, fidèle à mes habitudes, j'avais quand même entrouvert une porte, l'espoir, les 5 % de survie à 5 ans. (Je ne suis pas certain que mon attitude, laisser toujours un espoir, soit toujours appropriée mais c'est comme cela que je fonctionne, cela me rassure, je n'ai pas envie de ressembler aux techniciens froids appartenant à la culture libérale comme on les voit dans les séries américaines, et qui reflètent la "mentalité" américaine ou le medically correct, je ne sais, qui annoncent de façon sincère au patient qu'il n'y en a plus que pour trois mois, quoi que l'on fasse. Il y a aussi la technique Doctor House quittant la chambre du malade en lançant à ses collaborateurs et à la cantonnade, donc au patient, après que le traitement de la dernière chance et extrêmement dangereux, a été commencé : Prévenez-moi quand le malade sera guéri ou mort. J'avais écrit un billet très violent à propos de la mort de Patrick Roy, c'est en le relisant que je m'en suis rendu compte de sa violence, sur la "dramatique" transparence : ICI, je n'ai pas un mot à corriger).
Nous étions convenus, avant même que Monsieur A n'accepte d'aller voir le spécialiste hospitalier, un homme charmant et compétent au demeurant, que nous ne ferions rien. Monsieur A avait refusé tout traitement prétendument curatif, c'est à dire la chimiothérapie. Je reviendrai plus tard sur ce quoi nous étions convenus.
Le spécialiste hospitalier m'a adressé un courrier après la consultation de mon patient (il l'a revu deux fois en réalité à dix jours d'intervalle, la deuxième fois pour lui commenter les résultats des examens additionnels qu'il avait demandés). Ce courrier disait ceci : d'une part il confirmait le diagnostic et d'autre part il regrettait que le malade refuse le traitement. Mais il ajoutait de façon curieuse et erronée : "Il est dommage que le radiologue lui ait conseillé de ne pas se faire traiter et il serait important que tu puisses le convaincre de le faire"; alors que j'avais écrit de façon claire dans mon courrier d'adressage que le patient, en accord avec moi, refusait la chimiothérapie. Le radiologue avait dit, mais c'était déjà trop et beaucoup (et je ne commenterai pas ici les dégâts que les spécialistes peuvent commettre en croyant bien faire, tout en ne connaissant pas le patient à qui ils s'adressent, en prononçant des phrases définitives qui laissent souvent des traces indélébiles) que c'était inopérable. Le spécialiste hospitalier n'acceptait pas que le malade puisse prendre la décision à sa place. Il prônait la chimiothérapie contre toute logique et il refusait  de penser que j'étais d'accord avec "mon" malade comme si c'était lui, avec la chimiothérapie, qui apportait l'espoir. Mais il y a une autre hypothèse que j'aborderai tout à l'heure et qui, pour le coup, est tout à fait extraordinaire et impensable.
Le malade, et je tiens à préciser qu'il ne souffrait pas à ce moment, il était déjà fatigué, m'avait dit ceci : "Je en veux pas de chimio mais il faut que vous me promettiez deux choses : que je ne souffre pas et que je reste chez moi auprès de ma femme, je ne veux pas aller à l'hôpital."
Je lui avais répondu, gêné, que je ne pouvais rien lui promettre mais que je ferai tout pour que cela se passe comme cela.
Il n'était donc pas traité, il n'avait pas de douleurs et je lui dis qu'il me paraissait important, avant que les choses aillent plus mal, je ne me rappelle plus les termes exacts, que nous prévoyions le pire.
Je m'étais rendu chez lui pour mettre tout en route et, en présence de sa femme qui fut dévouée jusqu'à la fin et avec laquelle je n'eus jamais une "vraie" conversation, elle ne me sollicita pas, elle avait l'air d'accord, elle ne me prit jamais à l'écart pour obtenir des informations qu'elle pensait ne pas pouvoir obtenir en présence de son mari, comme si elle ne voulait pas s'en mêler ou comme si elle avait trop peur d'en savoir plus, nous avions mis au point les modalités de notre engagement réciproque. En sa présence je téléphonai, comme nous en étions convenus, à la responsable du réseau de soins palliatifs à domicile (une association) avec qui j'avais l'habitude de travailler, et je tins exactement ce discours qui me semblait être le reflet de la pensée de mon patient : "Monsieur A souffre d'un cancer de ****, ne souhaite de chimiothérapie, ne veut pas souffrir et, dans la mesure du possible, ne veut pas être hospitalisé." Le docteur B réagit au quart de tour et me fit cette réponse qui résonne encore dans mes oreilles : "Ce monsieur a tout compris." Le docteur B le rappela dans l'après-midi et ils prirent rendez-vous avec l'infirmière coordinatrice pour qu'on lui explique ce qui allait se passer quand tout irait moins bien.
Quand je sortis de chez Monsieur A, je respirai un grand coup et je me dis, de façon surprenante : "Je ne me suis jamais senti aussi bien de ma vie, je veux dire, aussi en accord avec moi-même."Je n'avais pas eu à mentir, ou si peu...
Monsieur A a fini par mourir, en décembre. Il a très peu souffert mais il était pudique et parlait différemment à "son" médecin, au docteur B et aux infirmières / aides-soignantes du réseau de soins palliatifs. Il a eu droit, quand le moment fut venu, à de la morphine en patch qu'il a très bien supportée, à de la morphine à action immédiate qui le soulagea longtemps lors de ses crises aiguës, à de la corticothérapie à haute dose qui fut remarquablement antalgique, à de la gabapentine que je prescrivis  en préventif et à contre-coeur sur les conseils du docteur B.
Jamais on ne commanda de lit médicalisé et Monsieur A passa deux jours hospitalisé en USP (Unité de Soins Palliatifs), les deux jours précédant son décès.
Ne fut-ce pas un peu trop idyllique ?
Voici la conclusion de Des Spence : "We need to support dignity in death, and this often means saying no to chemotherapy. There is an art to medicine—that is, knowing when to intervene but more importantly knowing when not to too."
Juste un dernier mot sur l'hypothèse extraordinaire et impensable : l'hôpital dans lequel exerce le spécialiste hospitalier est un centre de cancérologie accrédité. Mais en dessous d'un certain nombre de malades traités il peut perdre son accréditation. Il est donc nécessaire de ne pas "perdre" de malades.




jeudi 20 juin 2013

Pedia.doc, le type même de document / site qui n'est pas de la médecine générale.


Les avis ont été unanimes : le site Pedia.doc (ICI) est génial.

Je suis désolé de mettre les pieds dans le plat : ce site ne me convient pas.

Il s'agit même d'un problème de fond : le site Pedia.doc pose de façon cruciale la réalité de la médecine générale en tant que spécialité : telle qu'elle est enseignée et telle qu'elle n'est pas pratiquée.
Je vais m'attirer les foudres des sociétés savantes de médecine générale (encore que, vous le verrez plus loin, l'unanimité n'existe pas chez les généralistes enseignants) et de mes collègues admiratifs et impressionnés par cette somme qui diront qu'il n'est jamais content, qu'il critique toujours tout, qu'il râle tout le temps mais il faut bien que quelqu'un se dévoue : je reconnais donc qu'il s'agit d'un travail magnifique, académique et pédiatrique (hospitalier), que j'ai appris quelques trucs, que j'en apprendrai encore et que je pourrais éventuellement m'y référer, mais j'y ai vu un document pour étudiants en médecine passant un concours, un empilage de connaissances sorties de leur contexte et un esprit acritique qui m'a horrifié.

Mais si ce site peut éventuellement être un passionnant document de pédiatrie (encore que n'étant pas pédiatre je ne sais pas si c'est vraiment le cas et si les pédiatres hospitaliers ne se sont pas gaussé en le découvrant), ce n'est pas un site de médecine générale. Où est le problème, me direz-vous ? C'est le problème. Je pourrais, si j'osais, ajouter ceci : ce site est un tribut des médecins généralistes enseignants aux pédiatres académiques dans le style "On est capables de faire aussi bien que vous et on attend votre reconnaissance."

Ce site n'est pas fait pour l'exercice de la médecine générale mais pour l'exercice de la pédiatrie hospitalière en ville. Grosse nuance.

Exagéré-je ? 

Trois aspects sont envisageables : le fond (une question d'Examen Classant National) ; la forme (un listing de ce qu'il faut faire et ne pas faire sans références explicites) ; la praticité (les outils sont oubliés ou présumés acquis d'avance).

Laissez-moi envisager quelques points :
  1. Le titre pompeux annonce un contenu qui n'existera pas : "La santé de l'enfant en soins de premier recours" et l'intitulé du site Internet n'est pas moins trompeur : "Le suivi des enfants de 0 à 2 ans". Il eût été plus juste d'annoncer "La santé de l'enfant qui n'a pas de fièvre, qui ne tousse pas, qui n'a pas de boutons, qui n'a pas mal aux oreilles, qui ne siffle pas, ..., qui n'est pas malade en quelque sorte". Je passe également sur la formulation hasardeuse Soins de premier recours qui ne rend compte de rien mais c'est un vieux débat : nous le reverrons plus loin mais l'examen du jeune enfant entre 0 et 2 ans, c'est de la médecine de famille
  2. La page de présentation est un monument érigé au politiquement correct de la Santé Publique politique et sa vacuité est sidérale. Jugez un peu. La première phrase : "La prise en charge de la santé de l’enfant en soins de premier recours est une mission essentielle de l’offre de soins de proximité garantie à chaque enfant au sein de nos territoires." Tous les thèmes politiques sont au rendez-vous. Le reste est du même tonneau : "prégnance", "situation d'accueil", "harmonisation des pratiques cliniques", "site dédié"... On dirait un texte normatif de l'ARS qui aurait été relu par un collège d'énarques. La proximologie me rase.
  3. Sur le pré-requis de l'affaire : la consultation de médecine générale est un compromis. Elle est aussi une réponse à un questionnement (que j'ai appelé le questionnement EBM en médecine générale, EBMG, voir ICI). Quatre des points majeurs qui fondent la médecine générale (mais la liste n'est pas exhaustive) ont été oubliés par les auteurs de ce site : premièrement, la médecine générale est aussi mais n'est pas seulement une médecine de famille, c'est à dire que nous n'accueillons pas un enfant en notre cabinet, mais une famille ; l'enfant amené par son ou ses parents, nous en connaissons le plus souvent le père ou la mère qui sont ou qui ont été "nos" patients, voire même quand ils étaient enfants ou nourrissons, accompagnés par leurs parents, les  grands-parents de l'enfant actuel ; nous sommes même parfois, il est vrai que malheureusement cette pratique se perd, allés au domicile des parents et / ou des grands-parents et avons constaté les conditions de vie, la propreté ou le reste, in situ ; deuxièmement, la médecine générale est le lieu d'excellence  de la médecine transversale et de la médecine longitudinale ; pour un patient et pour sa famille qui sont suivis dans le temps, ce ne sont pas des consultations à un coup mais à plusieurs, ce qui permet de se rendre compte de l'évolution de tous les facteurs envisagés par le site ; troisièmement, la médecine générale n'est pas un lieu institutionnel, ce n'est pas un service de pédiatrie, nous n'avons pas tout notre temps, il n'y a pas de kinésithérapeute dédié (sic), d'assistante sociale dans le même métal, mais des correspondants, et elle dispose parfois d'un plateau technique restreint et le médecin généraliste a parfois une expérience interne parcellaire ou limitée (ce qui explique parfois aussi pourquoi il aime les listings)  ; quatrièmement, et je ne ferais pas l'injure aux enseignants académiques de le leur rappeler, il existe un point central dans l'exercice de la médecine générale c'est la VPP, la Valeur prédictive Positive, qui s'élève de la médecine générale vers l'hôpital ou, pour faire moins savant, le nombre de nouveaux cas (l'incidence) est basse, voire exceptionnelle et certaines maladies très rares (prévalence). Placer tous les diagnostics sur le même plan et sans argument de fréquence est un des oublis les plus fréquents des académiques quand ils parlent de médecine générale.
  4. Je prends comme premier exemple d'inadéquation académie / médecine générale, l'examen du huitième jour : le sous chapitre 'Environnement bio-psycho-social' (je passe sur l'interrogatoire sur les revenus des parents qui me semble assez "étonnant") parle de l'abus sexuel (d'un enfant de 8 jours) et il est demandé d'interroger seul l'enfant... Il s'agit donc d'un copié collé pour tous les âges mais de quels âges s'agit-il ? A deux ans est-il possible de demander à un enfant qui lui a fait des avances ? Le sous chapitre 'Prévention et dépistage' demande que l'on vérifie que les tests au papier buvard ont été réalisés : il est bien rare que ces données soient fourniees par l'hôpital ou de façon parcellaire, une formation des hospitaliers serait la bienvenue ou il faudrait appeler l'hôpital à chaque fois. Les recommandations sur la vitamine K sont floues pour l'enfant allaité exclusivement au sein : jusqu'à 3 mois pour les recommandations étrangères ou jusqu'à 6 mois pour les recommandations françaises. Enfin, sauf erreur, et pardon de parler de "mon" expérience multi ethnique et multi culturelle, rien sur l'origine des enfants, rien sur les condtions d'élevage chez les Peuls, les Sri-lankais ou les Bretons. Il n'y a que des Nougaro à Toulouse.
  5. On voit donc que le listing a été réalisé de façon automatique et par un robot.
  6. Je m'intéresse d'abord à mes insuffisances : deux sujets que je connais mal et que je pratique mal pour savoir si ce site va pouvoir m'aider. 
  7. Les troubles de l'audition : leur détection commence à l'examen de 8 jours dit Pedia.doc (LA). Les problèmes : a) argument de fréquence : la surdité permanente néonatale : prévalence : 1 pour 1000 naissances (800 nouveaux-nés par an) ; b) le babymètre ne détecte que les surdités profondes bilatérales ; c) les tests suivants (Oto émissions acoustiques provoquées et poteniels évoqués auditifs)  indiqués ne sont pas pratiqués par un MG mais en milieu spécialisé. Dois-je continuer l'analyse aux différentes étapes ?  Je vous propose, pour vous renseigner, ce diaporama particulièrement bien fait et qui émane de la SFTG (Société de Formaion Thérapeutique du Généraliste) : LA
  8. Les troubles de la vision. Je n'ai rien appris que je ne sache pas déjà. Le document de la société française de pédiatrie de 2009 est beaucoup plus intéressant (bien que très incomplet pour la pratique) et il est (mal) cité par le site qui le prend en référence : ICI. Très décevant.
  9. Je m'intéresse ensuite à mes dadas (et je conseille à tout le monde de s'intéresser à ses dadas, ce qui lui permettra de juger de la pertinence du site sur les sujets que l'on connaît bien et d'en inférer sur ce qu'il est licite de penser sur les sujets que l'on ne connaît pas ou mal) à partir desquels il me sera possible de me faire une idée sur la qualité intrinsèque du document (je ne suis pas un expert mais j'ai un peu étudié la question :  les laits dits de croissance, la prévention fluorée, les vaccinations).
  10. Les laits dits de croissance (entre 1 et 3 ans) :  dans ma population "défavorisée" les laits dits de croissance sont un investissement important. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Sur Pedia.doc on ne discute pas de cette (anodine) question. Or il est possible d'en discuter. Il y a des arguments scientifiques qui sont d'ailleurs liés aux arguments économiques (voir ICI). Ce document réalisé par le département de médecine générale de l'UFR Paris Ouest (qu'il est d'ailleurs difficile de trouver dans la jungle googlienne totalement acquise à l'utilisation des laits dits de croissance, de suite et tout le toutim) est éclairant et très bien fait et les auteurs toulousains auraient eu le bon goût de s'en inspirer : Je vous demande de le lire ! En voici la conclusion : 
    1. ce travail n’a pas permis d’objectiver de plus value des laits de croissance pour la santé justifiant leur utilisation systématique. Bien que les laits de croissance soient une source intéressante d'apport en fer susceptible d’être bénéfique aux populations carencées, leurs prix sont un obstacle d'autant que carence martiale et bas niveau socioéconomique sont intimement liés. 
  11. Les laits dits de suite (ex deuxième âge) (entre 6 et 12 mois) : mon avis est identique mais les éléments de preuves sont beaucoup moins forts en faveur de leur non utilisation. A ceci près que les Britanniques, par exemple, peuplade reculée du Nord de l'Europe, ne font pas de différence entre lait de suite et lait de croissance (aucune étude n'ayant jamais démontré aucun intérêt à utiliser ce qu'ils appellent 'follow on milk') et qu'ils ne proposent rien au delà de 18 mois. Que les Canadiens et les Suisses, pays du tiers-monde bien connus, ne conseillent rien à l'instar de l'OMS, ce qui devrait quand même nous faire encore réfléchir à l'exception française.
  12. La prévention fluorée. Ce sujet est délicat et compliqué car l'évaluation des risques est difficile, le suivi aléatoire et les moyens préventifs peu évidents à mettre en oeuvre. Pour le site Pedia.doc et en lisant rapidement il faut supplémenter dès l'apparition de la première dent de lait chez les enfants à risque carieux fort. Les recommandations de l'ANSM sont moins "évidentes" : LA, tout en sachant que le brossage des dents entraîne une prise systémique importante de fluor. Il est donc nécessaire de connaître la quantité de fluor dans les eaux de boisson (voir LA pour mes communes d'exercice et d'habitation), mettre le paquet sur le brossage des dents avec des dentifirces fluorés (mais l'étiquetage est assez flou et rock and roll), éventuellement "prescrire" des sels de table fluorés et pas de fluor en gouttes.
  13. Les vaccinations. Bon, vous connaissez mes positions : les instances décisionnelles de la politique vaccinale en France sont marquées par les liens d'intérêt et l'absence de prises de décisions en dehors de leur cénacle convaincu comme en témoigne le dernier communiqué du HCSP (Haut Comité de Santé Publique) sur le futur plan de vaccination contre la grippe saisonnière visant les enfants dans les écoles et remettant sur le tapis l'utilisation des vaccinodromes. Ce n'est donc peut-être pas le lieu du site pedia.doc que de discuter des avantages et des inconvénients des différents vaccins : son but est de promouvoir la politique de Santé Publique décidée. Cependant, même dans ce cadre, on remarque que la vaccination par le BCG n'est abordée  qu'à l'examen du 8° jour alors qu'il est exceptionnel en nos contrées que la vaccination soit faite en milieu hospitalier dès la naissance. 
Je ne suis pas certain de l'intérêt d'un tel site.
Ce n'est pas gentil pour les collègues qui y ont passé du temps, qui ont travaillé, probablement dur, mais  ce site est a-critique, il n'exprime aucun doute, il est normatif, ses intentions en sont que tous les médecins généralistes fassent la même chose en leurs cabinets.
Ce n'est pas possible.
Nous avons parlé de l'EBMG (l'Evidence Based Medicine Générale) dans un billet précédent (LA). Ce site fait partie de l'expérience externe et n'aborde pas l'expérience interne. 
Je voudrais, pour terminer, aborder deux sujets polémiques que je n'ai pas l'intention d'alimenter maintenant : l'alimentation des nourrissons à la demande et le moment de la diversification de l'alimentation. Ces thèmes me touchent beaucoup car, en 34 ans d'exercice j'ai dû subir les diktats des pédiatres et des puericultrices, redoutables pour faire passser les messages officiels, diktats qui, comme dans tout régime autoritaire, ont changé une bonne dizaine de fois en 34 ans.
Nous y reviendrons.

(Je remercie CL qui se reconnaîtra pour sa participation volontaire / involontaire. Le citer clairement pourrait induire qu'il est d'accord et je n'en sais rien.)
(Illustration : test de Moatti)

jeudi 13 juin 2013

Le questionnement de l'Evidence Based Medicine est le présent et l'avenir de la médecine générale.


L'Evidence Based Medicine est devenue la tarte à la crème de la médecine moderne, glorifiée par beaucoup (dont ceux qui ne la pratiquent pas), incomprise par la majorité (qui, par ignorance ou par paresse croit qu'il s'agit de la seule prise en compte des essais contrôlés dans la décision thérapeutique), dénigrée par la plupart qui n'en connaissent ni l'alpha ni l'omega (mais qui reçoivent la visite médicale et mangent à l'oeil dans des dîners ébats) et parfois pratiquée par eux sans le savoir, donc mal (sans réflexion sur leur pratique) et honnie par ceux qui y voient une intrusion insupportable des patients dans leur univers (ils ne connaissent des patients que leurs "agissements"). 

J'ai déjà abordé (et je me rends compte en me relisant que ma théorie et ma pratique ont évolué, ce qui, de mon point de vue est plutôt bon signe) le problème de la signification de l'EBM en me fondant sur les textes historiques (voir ICI), une signification difficile à cerner car les Anglo-Saxons ne sont d'accord entre eux ni sur le signifié ni sur le signifiant (en anglais) ce qui explique pourquoi sa traduction en français est approximative ou insatisfaisante (ICI, et LA), j'ai aussi abordé les contre-sens que l'on commet à son endroit (l'EBM confondue avec les essais contrôlés que l'on critique LA, l'EBM comme instrument de normatisation et de normalisation scientifique et économique de l'Art médical -sic), j'ai aussi parlé de ses contradicteurs et de ses ennemis (ICI ou LA).

Pour être positif je ne dirais pas ce que l'EBM n'est pas mais ce qu'elle est. Je ne reviendrai pas sur ses fondateurs, sur ses branches, sur ses interprétations diverses et variées mais je tenterais de proposer un modus operandi pour la médecine générale (les autres médecins se débrouilleront).

Peu importe donc que l'on traduise EBM par Médecine par les preuves (mais on saisit qu'il s'agit d'une  synecdoque qui ne rend pas compte de la multiplicité des facteurs), par Médecine fondée sur les faits (LA un article de wikipedia pour le moins "brouillon" et parfois véritablement erroné) ou par Médecine factuelle (dont le signifiant, pour le coup, n'est pas très sexy (ICI)), retenons-en les fondamentaux, les fondamentaux appliqués à la médecine générale, ou l'EBMG (en franglais).

***

La démarche EBM est un questionnement. Un patient consulte et expose des symptômes qui peuvent constituer une situation clinique simple ou complexe pour laquelle il demande une aide ou un avis.
La réponse au questionnement, c'est à dire la décision qui sera prise, sera située en théorie dans la zone d'intersection des trois points de vue de l'EBM que sont l'expérience externe (les données publiées - ou non - de la littérature scientifique si elles existent pondérées de leur niveau de preuves), l'expérience interne (l'expertise clinique individuelle - et collective - fondée sur la compétence et le jugement acquis grâce à la pratique et dont font certes partie l'écoute et la compassion mais aussi et surtout l'expérience interne de l'expérience externe) et l'expérience du patient (c'est à dire ce qu'il ressent, ce qu'il vit, ses conditions de vie en général et, avant tout, ses valeurs et préférences).

On comprend ainsi que le questionnement EBM est le contraire d'une procédure normalisée puisqu'il prend en compte des facteurs très différents émanant de points de vue divers et pertinents et il n'est pas possible et il est difficilement crédible de penser qu'à la sortie de l'entonnoir de la ou des consultations la réponse apportée soit univoque. C'est à la fois l'avantage (la personnalisation des réponses) et l'inconvénient (la subjectivité des interprétations) du ou des résultats de ce questionnement. C'est aussi une réponse adaptée à l'algoritmisation de la décision médicale qui permet, outre les contrôles par les autorités de tutelle publiques ou privées,  la délégation des tâches vers des non médecins qui sont les moins à même, non par nature mais par formation, de critiquer les décisions algoritmiques qu'on leur impose. Car la délégation des tâches, mais nous y reviendrons, c'est une façon de médicaliser la vie au delà des médecins, la délégation des tâches ne devrait s'entendre, à mon sens, que comme une prise en charge autonome de la maladie (et non seulement des traitements) de celui qui en souffre.

Le questionnement EBM exige, et c'est son inconvénient majeur, un travail considérable de la part du praticien qui doit, et nous parlons ici de la pratique de la médecine générale par un médecin généraliste (dont on sait que le champ est non bornable), être à jour de son expérience externe, améliorer son expérience interne et pratiquer une relation médecin malade pertinente.

J'insisterai beaucoup sur ce dernier point qui me paraît être une des pierres d'achoppement cruciale de la pratique de l'EBM : la relation médecin malade (ce que l'on appelle souvent l'entretien singulier d'un terme ancien remontant à l'écrivain médecin aujourd'hui oublié Georges Duhamel). En effet, la pratique moderne de la médecine de consultation est soumise, comme depuis la nuit des temps et quelles que soient les latitudes, à l'image construite anthropologiquement et socialement de ce que le patient vient chercher en consultation (et pour quelles raisons)  et du type de réponses que le médecin est censé lui apporter (et pour quelles raisons). Le glissement progressif (et seulement apparent) du paternalisme vers le consumérisme sous nos climats n'est pas expliqué seulement par ce qu'on appelle les nouveaux moyens de communication et les réseaux sociaux car il s'est produit dans pays anglo-saxons bien avant leur émergence en raison de l'idéologie libérale liée aux théories de John Rawls dont l'importance est prédominante aux US et en GB. Le médecin généraliste et "son" patient (ou le patient et "son" médecin généraliste) n'ont jamais été seuls pendant la consultation en raison du poids de l'idéologie dominante dans chaque société mais ils sont désormais de plus en plus sous surveillance de l'administration (et de la mutuelle) qui remboursent, de l'administration qui exige, et du patient qui s'informe et qui a des Droits et des exigences. Le praticien pratiquant le questionnement EBM doit gérer l'arrogance médicale (l'asymétrie assumée de la relation) et le consumérisme (céder aux valeurs et préférences du patient pour des raisons "intéressées") tout en respectant sa propre éthique. Il est donc nécessaire qu'il dispose d'outils adaptés.

Les outils. Je vais en citer certains et vais en oublier d'autres mais, comme on le verra, il n'est pas possible de tous les utiliser... Le plus important est d'en évaluer les avantages et les limites et d'en changer au cours du temps.  Pour l'expérience externe : lecture de revues de synthèse critique comme La Revue Prescrire (ICI) et ses fameux et chers tests de lecture, la Collaboration Cochrane (en français LA, in English ICI), Minerva (ICI), disposer de correspondants généralistes ou spécialistes consultables et corvéables à merci (IRL ou par l'intermédiaire des forums de discussion médicaux ou de tweeter), lecture directe de publications dans des revues de référence comme British Medical Journal (LA) et la revue EBM - BMJ (ICI) (1) ou New England Journal of Medicine (ICI) et apprentissage de la lecture critique des articles médicaux, consultation épisodique du BEH (LA) ou d'autres revues française (par exemple LA) ou suisse (ICI), connaissance des Recommandations officielles en langue française (LA), participation à des forums médicaux généralistes, lecture de blogs médicaux, fréquentation de tweeter (je signale @Medskep pour les articles en anglais), connaissance de sites directement accessibles en consultation (onglets CRAT -ICI, ONCOLOR -LA, ANTIBIOCLIC -ICI, et cetera...), participation à des formations (FMC) au mieux non sponsorisées, savoir rechercher (en consultation) une information clinique sur le web généraliste, et cetera. Sans oublier l'environnement sociétal que l'on pourra qualifier de gouffre sans fond : citons Ivan Illich par exemple... Pour l'expérience interne : outre les outils que nous avons cités pour l'expérience externe, participation à un groupe de pairs, participation à un groupe Balint, maîtrise de stage, partage d'expériences avec les spécialistes d'organes hospitaliers et / ou libéraux, consultation partagée chez un collègue, apprentissage de gestes techniques chez un collègue, apprentissage de la recherche rapide sur internet, programmes d'amélioration des pratiques cliniques... Pour l'expérience du patient : connaissance des problèmes posés par la relation médecin patient, d'un point de vue analytique (transfert et contre-transfert) et cognitivo-comportemental pour éviter la sujétion et la dépendance et pour ne pas s'illusionner sur la prétendue impartialité et / ou neutralité du praticien (et du patient). Prise en compte des connaissances profanes du citoyen et du patient sur les maladies (voir ICI) qui permet d'agir en meilleure intelligence. Eviter les écueils des techniques modernes de programmation comme l'Education Thérapeutique ou l'Entretien Motivationnel (par exemple) qui sont le retour brutal du paternalisme dans des relations que l'on voudrait apaisées. Nous reviendrons sur cet aspect majeur de l'EBM en médecine générale, l'EBMG, quand nous traiterons dans des billets suivants de l'inquiétante irruption de l'e-patient mongering.

(Je n'ai pas parlé des liens d'intérêt qui pourraient perturber le bon fonctionnement de l'EBM en médecine générale comme le paiement à la performance, auquel je participe et dont je profite, qui est presque le contraire de la démarche individuelle de réponse donnée au questionnement EBM)

En conclusion.
Le questionnement EBM en médecine générale est une chance pour le médecin généraliste car il l'autorise à s'autonomiser par rapport à la connaissance académique qui ne connaît rien à sa pratique.
Le questionnement EBM en médecine générale est une chance pour la médecine générale car cela lui permet de constituer un corpus théorique autonome et collaboratif avec les médecines de spécialité.
Le questionnement EBM en médecine générale est une chance pour les médecine de spécialité car il leur permet de se confronter à de solides données concernant un malade pris dans sa globalité.
Enfin, le questionnement EBM en médecine générale est une chance pour le patient qui s'adresse à un médecin informé et qui a réfléchi à sa pratique et peut s'en inspirer pour constituer son propre corpus.

Notes :
(1) Merci à @Sous_la_blouse

(Illustration : Jean Pic de la Mirandole (1463 - 1494))



jeudi 6 juin 2013

L'Annonce faite par Jolie : pour en finir avec le courage et pour parler de quelques implications cachées.


J'ai déjà traité du contexte de l'Annonce faite par Jolie dans le billet précédent (ICI) et je rappelle combien cette annonce m'a perturbé parce que je n'avais pas d'avis a priori... J'ai également compris pourquoi : le sujet est vaste.

Les questions que j'ai posées ici ou là dans mon entourage et chez mes patientes ont entraîné des réponses sans équivoque : Angelina Jolie a eu raison de se faire amputer des deux seins.
Ce n'est ni un sondage, ni une enquête sociologique, mais un vote unanime. Ce qui ne peut manquer d'être dérangeant. L'unanimité m'ennuie en général et me rend songeur.
Ainsi, Madame A, 55 ans, indemne de toute lésion mammaire, me dit "Je l'aurais fait si j'avais eu le gène." Madame B, 54 ans, cancer du sein unilatéral mastectomisé et prothésé il y a deux ans, "Si j'avais su je me serais fait enlever l'autre...". Madame C, 40 ans, indemne,  "Je crois que je n'aurais pas hésité une seconde, à condition que l'on m'ait posé des prothèses...". Madame D, 62 ans, qui subit une mammographie tous les deux ans, "C'est une décision difficile, je ne sais pas si je l'aurais fait, c'est toujours facile de prendre une décision quand on n'est pas vraiment concernée..." Quant au problème de l'Annonce elle-même, peu d'interrogations non plus de la part des femmes interrogées : elle est célèbre, elle en fait profiter les autres. Et, j'ajoute, elle permet à des femmes qui n'avaient jamais rien dit ou que l'on n'avait pas questionnées de s'exprimer et elle permet à tout un chacun de faire des commentaires.

Le journal Le Monde (ICI) a donné la parole à des femmes qui sont a priori celles qui ont le plus de choses à dire, en théorie, celles qui sont BCRA1 et / ou BCRA2 abîmées... Mais je retire ce que j'ai écrit : si seules les femmes qui ont des anomalies des gènes BCRA1 et BCRA2 avaient la pertinence de parler, cela irait à l'encontre de l'idée que les profanes ont aussi le droit de s'exprimer, les non médecins par rapport aux médecins, quand il s'agit de médecine, les non experts par rapport aux experts, en général... Disons que leur point de vue est doublement intéressant : parce qu'elles ont été ou sont confrontées au problème du choix mais aussi parce qu'elles sont les plus mal placées pour en parler  puisqu'elles sont les plus impliquées émotionnellement...
L'article du Monde, si malencontreusement titré "La vie est plus importante qu'une paire de seins", rapporte donc des expériences de femmes qui ont fait le choix d'Angelina Jolie ou qui ne l'ont pas fait, et qui le regrettent ou non. Cet article m'a terrifié. J'ai été anéanti par le sort de ces femmes jeunes, moins de 40 ans, celles qui ont subi la double chirurgie mutilante préventive (les seins et les ovaires) en ayant baigné dans l'ambiance mortifère de leur famille (de nombreuses femmes mortes jeunes ou moins jeunes du cancer du sein) et dont la vie s'est modifiée au point qu'il me semble qu'il doit être difficile pour elles de ne pas penser qu'à ça...  Mais j'ai été aussi terrifié par les vies des femmes qui ont renoncé à la double intervention ou à qui on ne l'avait même pas proposé, qui ont choisi la surveillance, la terrible surveillance, et celles qui n'avaient pas d'enfants et qui souhaitaient en avoir... ces femmes qui ont tout autant baigné dans les deuils familiaux...
La vie est plus importante qu'une paire de seins : mais de quelle vie parle-t-on ?
Cet article est pourtant un marronnier journalistique : faire témoigner, citer, faire pleurer dans les chaumières, faire peur, faire jouer la part émotionnelle de la vie contre la part rationnelle, le pendant de la pipolisation, le sensationnalisme journalistique contre la froideur des faits et des chiffres, donner le micro aux sans grades, à toutes celles qui n'ont pas eu droit à un éditorial dans le New-York Times. Mais cet article raconte l'histoire de femmes qui ont témoigné devant une journaliste, elle ne raconte pas celle des femmes qui n'ont pas témoigné parce qu'elle n'y était pas prêtes ou parce que cela n'aurait rien changé à leur état ou parce qu'elles n'avaient rien à dire aux autres femmes parce qu'elles pensent que leur propre histoire est privée et que le choix des autres femmes sera tout autant privé. Ces femmes sont certainement les plus intéressantes car elles ne participent pas à ce que j'appellerais l'hystérisation du monde, à la maladie des patients comme medium à part entière, à la victimisation des patients, à la dure loi de la télé réalité, mais, pour rester simple, ces femmes sont encore plus intéressantes car elles ont décidé de faire la part entre le privé et le public, entre le quant-à-soi et le quant-aux-autres, et de ne pas partager leur  corps et leurs âmes sur le forum...

Cet article marronnier m'a secoué car il pose les questions en termes crus. Il s'agit de femmes qui, mal ou sur informés, et qui pourra dire avec certitude qu'Angelina Jolie ait été bien informée ?, nous le reverrons plus tard, qu'est-ce que cela signifie être bien informé ?, ont décidé l'une ou l'autre des options ou ont renoncé à décider, ou se sont laissé porter par la morale commune ou s'y sont opposé et, quoi qu'il en soit, vivent une autre vie que les autres femmes non génétiquement abîmées et... que les hommes (bien qu'elles aient des compagnons) qui restent à l'écart de la maladie (bien qu'ils puissent être porteurs du gène abîmé).
Et du coup le courage d'Angelina Jolie, enfin, ce que le battage médiatique a dit de son courage tel qu'il a été salué  très largement Outre-Atlantique et en France, ICI (JD Flaysakier titrant L'acte doublement courageux... et rajoutant qu'il s'agit, je cite, d'un élément fort de santé publique...) ou LA (JY Nau parlant de leçon de vie), devenait dérisoire puisqu'il était évident à mes yeux que les femmes qui avaient décidé de faire autrement, la surveillance pro-active, pour reprendre à contre-sens le terme même utilisé par l'actrice réalisatrice américaine, étaient tout aussi courageuses puisque, pour des raisons qui étaient tout aussi respectables et pertinentes elles avaient décidé de garder leurs seins et leurs ovaires. Et le silence. Les choses devenaient moins noires et blanches.

Je me sentais libéré. Je n'avais plus à me prononcer sur le courage ou le manque de courage de l'une, des unes et des autres, le sujet s'était épuisé par lui-même.


Reprenons la réflexion.

  1. Le contexte de l'Annonce faite par Jolie est celui du dépistage organisé du cancer du sein chez les femmes de 50 à 74 ans. Tel qu'il est pratiqué dans les pays développés. Tel qu'il est encensé et tel qu'il est critiqué (je ne reviendrai pas sur tous ces aspects largement rapportés sur ce blog mais  je n'oublie pas de citer Peter Götzsche, voir LA, qui a montré largement combien la pratique de la mammographie comme outil de dépistage du cancer du sein était un mensonge avéré...). Tel qu'il est commercialisé par le Ruban Rose. Marc Girard a souligné (LA) que la double mastectomie préventive était la quintessence de l'inanité et de l'échec de ce dépistage : la disparition de l'objet rendant le cancer impossible et, par là, la mort impossible, ce qui est le summum de la pensée eschatologique  inavouée et inavouable de l'Eglise de Dépistologie.
  2. Martine Bronner (ICI) souligne entre autres dans son billet mesuré et intelligent que la double mammectomie ne garantit pas l'absence ultérieure de cancer (le risque est compris entre 5 et 10 % et ce d'autant qu'Angelina Jolie a décidé de garder ses mamelons) et nécessite une surveillance tout aussi contraignante que si elle avait gardé ses seins, ce qui rend moins optimiste et pro-actif le discours angelinien et  le pari faustien d'un échange vie éternelle contre buste plat ou réhabité et doublement cicatriciel.
  3. Rachel Campergue (LA) s'inquiète elle de la sur valorisation proactive du choix d'Angelina Jolie et de la stigmatisation symétrique (elle cite les propos proprement ahurissants d'un certain Docteur Oz qui, outre le fait qu'il est chirurgien doit se prendre, lui aussi, pour un ami des femmes) des autres femmes, celles qui n'ont pas franchi le Rubicon, et qui seraient des mollasses qui agissent comme des autruches ne se précipitant pas sur le test et qui n'ont pas la force de se faire couper les seins comme Angelina.
  4.  Les mêmes qui défendent à tout crin le dépistage organisé du cancer du sein en se posant peu de questions sur ses inconvénients majeurs, à savoir le sur diagnostic et le sur traitement, avantages  l'emportant sur les inconvénients à leurs yeux et en demandant de se fier aux données "raisonnables" et non aux élucubrations de la Cochrane Nordique (ICI) ou à celles de Bernard Junod (LA), qui critiquent violemment le système français qui ne proposerait pas assez de chirurgie prophylactique (ICI). lls défendent un système qui a failli et valorisent pour le combattre une solution radicale qui devrait le faire disparaître.
  5. Il y a aussi les francs-tireurs originaux tels un certain  Philippe Vignal interrogé dans le JIM (LA) qui se demande pourquoi l'on n'utilise pas en prévention les anti oestrogènes (tamoxifène) ou les progestatifs anti androgènes (LA) comme s'il s'agissait de méthodes alternatives éprouvées.
  6. Les enfants : Angelina Jolie prétend qu'elle a fait cela au nom de ses enfants, pour qu'ils ne vivent pas ce qu'elle a vécu avec sa mère (les souffrances dues à la maladie et aux traitements et la mort), mais elle pose également (et sans l'aborder) le problème de la transmission de l'anomalie (ce que l'on connaît dans d'autres affections comme la myopathie par exemple) et celui, plus compliqué, de la culpabilité. Puisqu'elle a sacrifié ses seins (et qu'elle sacrifiera ultérieurement ses ovaires), fallait-il qu'elle ait des enfants filles ? Aurait-elle pu vivre sans enfants et, plus généralement, est-il possible de faire le choix de ne pas avoir d'enfants ? Une femme, un couple, peuvent-ils, sachant ce qu'ils savent, l'anomalie génétique, "faire" des enfants, surtout des filles, en les exposant au risque du cancer et, si c'était le cas, de la double mastectomie préventive et de l'ovariectomie ? Où en est-on de l'eugénisme ? Le point crucial est celui-ci : à quel moment aurait-on dû conseiller à Angelina Jolie de faire pratiquer les tests ? A-t-elle été aussi bien informée que cela ? Ne l'a-t-on pas conseillée trop tard ? Ne l'a-t-elle pas fait trop tard ? Pourquoi ne lui a-t-on pas proposé cela auparavant ? Elle n'était donc pas si bien informée que cela... Ou elle était informée et a voulu d'abord avoir des enfants (dont deux filles). Cette question me paraît cruciale.
  7. Et il y a aussi, mais ce n'est pas la réflexion de la femme lambda et du couple lambda (quand bien même ils feraient une apparition sur un plateau de télévision et seraient interrogés par Sophie Davant pour parler de Comment j'ai décidé de trancher mes seins), le problème de la médiatisation et de l'argent. Angelina Jolie a réalisé une formidable opération commerciale avec un marketing mix parfait. Elle qui, avec son compagnon, a déjà fait le commerce des photographies de ses enfants, plusieurs millions de dollars, reversés, nous dit-on (LA), à leur Fondation (Jolie-Pitt) alors que l'on sait le rôle des Fondations aux Etats-unis pour, à la fois, payer moins d'impôts et gagner plus d'argent (voir la Fondation Bill et Melinda Gates), a assuré la fortune de son chirurgien (voir LA et encore plus les commentaires), a assuré la renommée de la clinique où elle a été opérée (ICI) et de la société Myriad Genetics (LA) qui détient les droits exclusifs attachés aux gênes abîmés, elle a permis en outre une promotion fantastique pour le futur film de son compagnon qui va justement retracer l'histoire de cette double amputation. La boucle est bouclée.
  8. A qui appartiennent les gènes ? La privatisation du vivant rend la prévention, le dépistage et le traitement des maladies génétiques beaucoup plus problématique et, en tous les cas, assez peu "neutre". Dans le cas de Myriad Genetics, le cas est emblématique puisque la possession des gènes par la firme privée entrave la recherche de nouveaux tests par des universités indépendantes (dont le CNRS alors que les tests de Myriad sont reconnus comme imparfaits : voir ICI). Sans oublier le prix des tests, et cetera.
  9. Et enfin, comme toujours, nous parlons de femmes, de corps de femmes, le corps sacrifié des femmes, on nous a certes parlé récemment de prostatectomie préventive en cas de risque de cancer de la prostate, mais nous parle-t-on d'orchidectomie préventive chez l'homme ? Et, comme le souligne encore Marc Girard, que penser de la mutilation du corps des femmes sinon comme une réponse inconsciente à l'effrayant potentiel de séduction qu'il suscite. 
Conclusion provisoire : l'Annonce faite par Jolie ne règle rien. Elle ouvre la voie à la discussion mais le consensus qui semble se dégager, elle a eu raison de le faire, elle a eu raison de le dire, n'assèche pas les interrogations sur la non validité du dépistage organisé du cancer du sein, sur la généralisation attendue des dépistages génétiques, sur l'eugénisme, sur la transmission, sur la filiation, sur la représentation mentale inconsciente ou non du corps des femmes, sur la médicalisation constante de ce corps, sur l'information donnée aux patients et aux citoyens. Existe-t-il une information neutre ? Comme je l'écrivais dans le billet précédent (ICI) il n'y a pas de maladie "pure", il n'y a pas de point de vue "pur", tout est construit et le discours médical tout autant et encore plus que les autres. La transposition entre le modèle américain et le modèle français est illusoire en raison des différences évidentes, qui sautent aux yeux, entre les deux systèmes et, plus largement en examinant le cadre politique, sociologique, idéologique, anthropologique, et cetera... Donner une information objective dans un domaine aussi subjectif est impossible. C'est dans le cadre de l'entretien entre médecin (s) et patient que la décision subjective se prendra. Imaginer autre chose, une sorte de consensus généralisé comme il semble se dégager autour du courage d'Angelina Jolie, est illusoire. Dernier point : l'importance du questionnement EBM dans la prise de décision conjointe signifie à mon sens que "mon" opinion telle que développée ici n'est pas définitive et qu'elle peut très bien s'adapter au terrain, le questionnement EBM comprenant, on l'oublie trop souvent, un volet patient (valeurs et préférences), mais cette adaptation ne doit pas faire de moi un exécuteur de soins : j'ai, en tant que médecin, une éthique qui ne me permet pas d'accéder à toutes les demandes, fussent-elles parfaitement étayées par le patient demandeur (et ici : consommateur de soins).

PS du 16 décembre 2016 : les conséquences de l'Annonce sur les tests passés par les femmes : souvent inutiles et pas chez les bonnes : ICI.

Illustration : Portrait présumé de Gabrielle d'Estrées et de sa soeur la duchesse de Villars (auteur inconnu - Ecole de Fontainebleau - 1594)

dimanche 2 juin 2013

Que FAUT-il penser de la double mastectomie préventive d'Angelina Jolie ?


L'annonce faite par Angelina Jolie de sa double mastectomie préventive (voir ICI le texte qu'elle a publié le 14 mai 2013 dans le New-York Times) m'a troublé au point de ne pas savoir su quoi en penser. 
Je crois bien que je suis le seul. Ou presque. Car il semble que tout le monde soit d'accord : elle est courageuse.
Loin de moi l'idée qu'elle ne soit pas courageuse. Mais héroïque, comme l'a dit son compagnon Brad Pitt, cela me pose un peu plus de questions.
Quoi qu'il en soit, être courageuse n'est pas une catégorie de Santé Publique (pardon pour les gros mots).
Je croyais avoir depuis longtemps réfléchi au problème du cancer du sein et au problème du cancer en général mais je me rends compte que c'est une interrogation sans issue. Ou plutôt : c'est un questionnement ininterrompu  pour lequel il n'existe pas de réponse unique.
Bref : je suis incapable de donner un avis tranché sur l'annonce de la double mastectomie préventive d'Angelina Jolie dans le New-York Times.
J'ai donc essayé de me faire une opinion et j'espère que les éléments que j'ai recueillis, ce que j'ai lu, les entretiens que j'ai menés, les questions que j'ai posées à des patientes, à des patients, à des amis, à des membres de ma famille, pourront "nous" éclairer et "nous" permettre d'élargir le champ de "nos" compétences.

Je commence par un préambule. Au delà de l'aspect purement technique (mais chacun sait ou devrait savoir) qu'il n'existe pas de pureté de point de vue, tout point de vue est, comme dit la mode actuelle, "construit", je voudrais aborder quatre points :

  1. Existe-t-il un point de vue sexué ? Les hommes et les femmes (pour ne pas compliquer les choses, je dirais plus précisément : "Existe-t-il un point de vue différencié entre ceux qui n'ont pas de vrais seins, les hommes, selon la vieille classification, et celles qui en ont et qui sont plongées dans l'univers de la dépistologie ?") ont-ils un point de vue différent a priori sur la  double mastectomie préventive d'Angelina Jolie (et indépendamment des différents points de vue dans chaque catégorie) ?
  2. Existe-t-il un point de vue distinct entre le citoyen lambda (qui serait également un médecin lambda) et le médecin lambda, qu'il soit oncologue, sénologue, chirurgien ou médecin généraliste, recevant une patiente dans son cabinet en entretien singulier ? Je veux dire ceci : est-il possible que je donne "mon" avis ici, et un avis qui pourrait être différent de celui que j'aurais peut-être dans le cadre d'un entretien singulier, notion ancienne mais signifiante remontant à Georges Duhamel, et que je préfère appeler un entretien EBM (Evidence Based Medicine) au bout duquel une décision conjointe (mais pas toujours consensuelle) sera prise ?
  3. Existe-t-il un point de vue particulier chez les femmes chez qui un cancer du sein a déjà été diagnostiqué et traité ? Pensent-elles autrement ? Ont-elles une doctrine différente par le fait qu'elles ont subi et le cancer et le traitement ?
  4. Existe-t-il, enfin, un point de vue particulier, sexué et / ou genré de la femme médecin par rapport à l'homme médecin (et en tenant compte bien entendu des trois points précédents) ?
D'autres précisions s'imposent avant de tenter d'élaborer une doctrine ou de juger de la décision d'Angelina Jolie. Comment aborder le sujet ? Peut-on faire la part entre l'annonce dans le New-York Times par une actrice très célèbre Outre-Atlantique et connue en France surtout pour ses relations amoureuses et ses démêlés familiaux largement relatés dans la presse populaire, la douleur de cette femme qui a perdu sa mère il y a quelques années et sa tante dans les jours suivants son annonce en raison du cancer du sein héréditaire, la signification de cette annonce sur le plan marketing et sur la suite de la carrière de cette actrice réalisatrice, l'aspect émotionnel de cette annonce, son aspect éthique, ses motivations familiales (pour ses enfants) ses implications pour la prévention en général du cancer du sein dont on sait qu'il est à la fois officiel et très controversé, les implications de cette annonce sur la prévention génétique des affections, sur les cours de bourse de Myriad Genetics (ICI) qui dispose de la quasi exclusivité de la détection du gène en cause (LA), sur le moral des patientes non opérées et porteuses du fameux gène BRCA1, sur le moral des patientes non porteuses du gène et déjà opérées, sur le coût des dosages, sur sa fiabilité, sur le coût de la double mastectomie préventive, sur le suivi post chirurgical, sur le fait que l'affaire n'est pas terminée puisqu'il faudra aussi enlever les ovaires, sur le système de santé américain, peut-on donc faire la part entre ces données et celles que nous apportent des données plus objectives placées dans le contexte français (sans oublier les critiques contre ce même système) ? Non. Oui et non. C'est ce que nous verrons dans le prochain billet (ICI).

mardi 28 mai 2013

Refus d'accès aux soins. Histoire de consultation 146.


Cette femme de 36 ans est une patiente de mon associée.
Elle a pris rendez-vous avec moi parce mon associée n'était pas disponible.
Elle vient accompagnée de sa fille de sept ans.
"J'ai des boutons partout et j'ai voulu prendre un rendez-vous chez le dermatologue. La secrétaire de l'hôpital a dit qu'il fallait une lettre..." Pour l'instant tout va à peu près bien." Moi : "Je peux voir les boutons ?" Elle est aussi étonnée que si son analyste lui avait dit qu'un conflit in utero avait pu entraîner ses lésions cutanées. Bon, elle se déshabille, un peu, et à regrets. C'est un pityriasis rosé de Gibert. Enfin, cela doit être cela, je ne suis pas dermatologue, que diable ! Je lui dis donc que je ne vais pas faire de lettre. Elle est d'abord étonnée puis mécontente et elle ne sait pas encore que je ne vais pas lui donner de traitement. Ou si peu... "C'est parce que j'ai l'aèmeheu ? - Comment ?" Je la regarde avec ma tête des mauvais jours, celle que je m'étonne de pouvoir produire avec tant de spontanéité. Celle qui fait un peu peur (même à son propriétaire). Puis je reprends mon calme et tente d'endosser la physionomie du médecin qui en a vu d'autres et qui sait comment faire quand il est confronté à ce genre de situation casse-pied. "Vous pensez que je ne reçois pas les malades qui ont l'AME ? - Non mais j'ai voulu prendre rendez-vous chez un dermatologue du centre ville et la secrétaire m'a dit qu'il ne prenait pas les aèmeheu..." Je change de comportement : cela m'intéresse un peu plus de savoir qui refuse les AME dans ma ville. Elle ne sait pas me dire où elle a téléphoné. J'ai déjà entendu parler de cela dans d'autres spécialités et je fais toujours ma petite enquête car les patients sont comme les médecins, il leur arrive d'affabuler.
Bon, je reprends : " Vous n'avez donc pas besoin d'aller voir un dermatologue puisque j'ai fait le diagnostic et d'autre part vos lésions cutanées vont disparaître toutes seules. Je vais vous prescrire un émollient au cas où. Je viens de lui assener deux déceptions : primo son pityriasis ne mérite pas  un dermatologue et deuxio sa maladie ne mérite pas de traitement. Je crois qu'elle ne me croit pas. Qu'y puis-je ?
Mais l'affaire n'est pas terminée car sa fille est malade (je me doutais un peu qu'il y avait anguille sous roche en voyant la tête de la petite). "Mais vous n'avez pris qu'un rendez-vous" je dis bravement. "Oui, mais elle a 39 de fièvre, donc je suis venue avec elle... - Ce n'est pas comme cela que je fonctionne, je vais prendre du retard, il y a des gens derrière vous et d'ailleurs, pourquoi ne pas m'en avoir parlé en début de consultation ? - C'était moi qui avais le rendez-vous..." Imparable.
Vous savez ce que j'ai fait ? J'ai examiné la gamine qui avait une rhino-pharyngite banale et pour laquelle, sous les protestations de l'assistance, je n'ai pas prescrit d'antibiotiques. J'ai eu droit à la phrase rituelle : "Mais sans antibiotiques, chez elle, ça ne guérit pas..."

Cette banale situation de consultation appelle de nombreuses remarques et pourrait constituer l'ébauche d'une thèse de doctorat (nul doute qu'un professeur de médecine générale ou qu'un maître de stage est sur le point d'étudier toutes les erreurs que j'ai commises durant cette consultation, qu'il les détaille à son étudiant et qu'avant même qu'une recherche Google soit mise en route le dit étudiant est en train de peaufiner les remerciements de début de thèse "A mon maître... A ma soeur... A mes parents...")

Sans rire.

Une enquête d'une association de consommateurs conduirait sur un cas à un refus de soins (100 %) de la part du dermatologue qui n'accepterait pas les Aides Médicales d'Etat et un urgentiste à l'esquisse d'un refus de prise en charge une petite fille de 7 ans avec une rhino-pharyngite.

Mais la matinée n'est pas terminée : Monsieur A m'apprend par téléphone que le chirurgien à qui le centre de rééducation l'a adressé (épicondylite évoluant depuis deux ans chez un charpentier et considérée par la CPAM comme une Maladie Professionnelle) lui demande 500 euro de dépassement plus 160 pour l'anesthésiste (des petits bras par rapport aux "vrais" spécialistes de ces questions) pour l'intervention... Ce ne sera pas un refus de soins puisque le patient a décidé de payer...