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jeudi 7 octobre 2010

PORTRAITS MEDICAUX (1) : UN INTUITIONNISTE DEONTOLOGIQUE

Emmanuel Kant
Le docteur B est manifestement un homme de conviction. Il en a tous les attributs. Comme certaines femmes fashion sont accessoirisées par Channel, Gucci, D et G, et autres Hermès ou Vuitton, lui, le docteur B, il est accessoirisé par Le Sentiment Infini d'Etre Dans le Sens de l'Histoire. Il a le sens inné du progressisme. Comme tous les hommes (et les femmes) de conviction il est persuadé ne jamais avoir changé d'idée, de ne jamais s'être contredit, d'avoir raison quand il a tort et que les autres, les réacs, les centristes, les fascistes, les ringards, ont toujours tort d'avoir raison (quand il leur arrive d'avoir raison).
Parmi les accessoires que nous pourrions décrire à l'envi, mais nous nous réservons d'autres épisodes palpitants, il en est un qui a un charme particulier : la DCI. Pour les non initiés, la DCI signifie Dénomination Commune Internationale, il s'agit du nom international d'une molécule. Prenons un exemple pour les profanes : l'ibuprofène est la DCI de, par exemple, l'Advil qui est un nom de marque. Les partisans de la prescription en DCI ont de multiples arguments, tous plus pertinents que les autres : sécurité d'emploi, internationalisation de la prescription, recentrage sur les qualités intrinsèques des médicaments... Mais nous y reviendrons un jour dans un autre post. La prescription en DCI est, selon les convaincus, une assurance pour le patient de la qualité de la prescription et du prescripteur. Diable ! Mais les raisons cachées de la prescription en DCI sont idéologiques : 1) Les "bons" médecins qui sont de "vrais" scientifiques (la science a bon dos et à bon compte) prescrivent en DCI ; 2) Prescrire en DCI c'est contrer le capitalisme (i.e. Big Pharma).
Je n'adhère pas à ces principes bien que je prescrive en DCI. Les effets collatéraux de la DCI sont essentiellement la générication des prescriptions et une prise de pouvoir qui paraît anodine mais qui n'en est pas moins réelle des pharmaciens sur l'acte de prescrire et la dangerosité chez les personnes âgées. Passons.
Tous ces détours pour en arriver à ceci : le bon docteur B a fait le partage du monde entre les bons et les mauvais ; il fait bien entendu partie des bons qui prescrivent en DCI et lui, pour des raisons inconnues de moi mais qui doivent tenir à des opinions morales et politiques, reçoit beaucoup de patients consommant du subutex (buprénorphine en DCI), quand je dis beaucoup, c'est beaucoup (pour des raisons qui doivent être le rejet de ces populations par les autres médecins pour d'autres raisons que notre ami B se fait fort de nommer : égoïsme, refus de la différence, manque d'humanité, esprits étroits, conservatisme, stigmatisation, et cetera...), et leur prescrit beaucoup de buprénorphine. Le docteur B est le premier à jeter l'opprobre sur les pharmaciens qui n'ont pas fait ce choix de vie, recevoir beaucoup et beaucoup de consommateurs de buprénorphine, et de dénoncer leurs pratiques et leur appétit d'argent (refuser pour des raisons de papiers non en règle, et cetera...)...
Cela dit, le bon docteur B, avec un consommateur de subutex qui souhaitait consommer du subutex, pas un générique du subutex (pour des raisons que nous ne pouvons pas toutes dévoiler ici de peur de faire du prosélytisme), parce qu'il lui semblait moins efficace, le bon docteur B s'est fâché tout rouge. Il lui a lâché des arguments "scientifiques" à la goule, il l'a traité de con, il s'est dressé sur ses ergots de médecin qui fait son métier et qui sait mieux que le patient ce qui est bon pour lui, il a piétiné l'Evidence Based Medicine sur son volet Valeurs et préférences des Patients (voir ici), il a remis les pieds dans ceux des médecins qu'il dénonce à longueur d'année, paternalistes, bouffeurs de free pizzas, et autres gracieusetés. Et ainsi le patient s'est-il retrouvé sur le trottoir sans subutex mais avec la putative possibilité, désormais évanouie, d'obtenir la DCI, la burprénorphine...
Le docteur B a fait son boulot de prescripteur de DCI aussi bien que le pharmacien qui n'a pas voulu délivrer de burprénorphine pour de vagues raisons administratives...
Le bon docteur B est content de lui puisqu'il a divulgué cette non prescription à qui veut l'entendre comme une preuve de courage, de résistance à Big Pharma et autres fadaises sans consistance en ce temps de paix des braves.
Le très bon docteur B, dont on a vu plus haut, qu'il était accessoirisé par les Marchands du Temple des Bonnes Causes, il ne le sait pas vraiment car les hommes de conviction ne "pensent" pas leurs convictions, a adopté une morale, hautement estimable, et Emmanuel Kant, pourrait la commenter avec utilité : c'est une morale intuitionniste. Pour un intuitionniste comme l'excellent docteur B les savoirs moraux dépendent entièrement d'une connaissance immédiate qui ne requiert ni l'expérience sensible, ni la connaissance des faits empiriques, ni même d'inférences. Et l'excellentissime docteur B appartient (sans le savoir, le pauvre) à une catégorie particulière des médecins intuitionnistes, celle des intuitionnistes déontologiques : ces médecins croient qu'il existe une connaissance immédiate des obligations morales ; pour eux, certaines actions ont un caractère intrinsèquement obligatoire qui ne se réduit pas au fait que les conséquences réalisées ou prévisibles de ces actions soient bonnes. Ces intuitionnistes déontologiques ne pensent pas qu'enfreindre la loi morale peut conduire à un bien. Mais ils se targuent aussi, mais tous les médecins quand on les interroge ou quand ils s'interrogent pensent ainsi, de fonder leurs relations avec le malade sur le "Etre bon" qui serait une sorte d'intuitionnisme téléologique...
Mais tout cela est beaucoup trop compliqué pour notre docteur B : il prescrit en DCI, point barre. le monde peut s'écrouler à côté de lui, il aura rempli son rôle d'homme de conviction.

(Pour la partie philosophique, je me suis largement inspiré d'un article de Benoît Pain, Les incertitudes de la bientraitance, paru dans Esprit, juillet 2010 : 153-170)