mardi 31 juillet 2012

Une métaphore tragique liée au PSA : un oncologue "guéri" du cancer et incapable de courir.


Dans les Archives of Internal Medicine, Charles L. Bennett, médecin, oncologue, spécialiste du cancer de la prostate depuis 25 ans et titulaire d'un diplôme de santé publique, raconte ICI (A 56-year old physician who underwent a PSA test Arch Intern Med. 2012;172(4):311-311. doi:10.1001/archinternmed.2011.2246) la tragique histoire d'un patient de 56 ans dont il s'est occupé et dont le destin morbide (parésie du bras et de la jambe droites apparue en post opératoire immédiat) le taraude en raison des décisions qu'il a prises et qui ont amené le patient à cette condition.
Le problème majeur : Charles L. Bennett est à la fois le médecin qui a décidé l'attitude thérapeutique et le patient qui a subi les effets indésirables.
Il conclut son article ainsi : "Même le patient le plus informé (moi en l'occurrence) a des difficultés à prendre une décision vraiment informée."
Cette lettre peut être interprétée de multiples façons.
Merci de la lire auparavant, c'est court, afin que vous puissiez vous faire une idée avant que je ne commente de façon qui pourrait vous paraître orientée.

Voyons d'abord la succession des faits :
  1. Il décide à 50 ans de faire son PSA annuel et rituel : 2,5 ng / ml (il était l'année précédente à 1,5). Et savez-vous ce qu'il fait ensuite ? D'en parler à un urologiste qu'il connaît bien et avec lequel il a effectué des recherches. L'urologiste lui demande de faire des biopsies.
  2. Les biopsies sont effectuées 6 semaines après et il va les lire lui-même avec l'anatomopathologiste. Le score de Gleason est à 3+3 dans 1 sur 12 des prélèvements et il n'y a aucun envahissement.
  3. Il a peur du cancer. 
  4. Son expérience interne lui rappelle que la majorité de la centaine de malades qu'il a vus avec le même tableau clinique ont, dans ce cas, opté pour la chirurgie, et une faible proportion pour la radiothérapie ou pour la simple surveillance. Son expérience externe, il la recherche auprès des meilleurs spécialistes du pays (chirurgiens, oncologues, radiothérapeutes) et non dans la lecture des publications.
  5. Il décide de se faire opérer (prostatectomie radicale).
  6. Pour mettre toutes les chances de son côté, et parce qu'il a peur, à 50 ans, de subir des conséquences sexuelles de l'intervention, il choisit un leader national pour l'opérer pensant que chez un homme en bonne santé de son âge les risques de troubles sexuels, de troubles vésicaux ou intestinaux sont faibles et qu'il y a 100 % de chances qu'il n'ait plus de cancer 20 ans après.
  7. Cinq ans après : pas de cancer, dit-il, PSA à 0 mais parésie du bras et de de la jambe droite. Il ne parle pas de sexe mais il ne peut plus faire sa course à pied quotidienne.
  8. Il cite alors les recommandations récentes de l'US Preventives Service Task Force (LA) et se lamente de ne les avoir pas connues auparavant. Il dit que si c'était à refaire il opterait pour la surveillance active.
De mon point de vue il s'agit d'une succession d'erreurs de raisonnement médical. Est-ce dû au fait que nous avons affaire à un spécialiste du cancer de la prostate ? Est-ce lié au fait qu'il soit à la fois le médecin et le patient ? Est-ce dû à sa pratique, à savoir travailler dans une équipe multidisciplinaire spécialisée dans la pathologie dont il croit être atteint ? Est-ce provoqué par la croyance répandue qu'en matière de cancer Le plus tôt c'est le mieux ? Est-ce lié à la cancérophobie personnelle du médecin malade ?

La communauté urologique croit majoritairement, notamment aux Etats-Unis d'Amérique, aux bienfaits du dépistage du cancer de la prostate par dosage du PSA.
Charles Bennett  a agi avec lui-même comme il agissait avec ses patients, prétend-il.
Travaillant dans un centre d'oncologie urologique depuis 25 ans il y a acquis une incontestable technicité et une façon de penser. Ce n'est pas une pensée sectaire mais une pensée communautaire de travail. Comme il existe une pensée communautaire majoritaire chez les boulangers ou chez les enseignants ou chez des employés de coca cola. Cela ne signifie pas que tout le monde pense la même chose, la réalité dit le contraire tous les jours, cela signifie que le fait d'endosser un statut entraîne de façon presque automatique une façon de penser et de se comporter qui ignore le reste du monde.
Robert Musil faisait dire à l'un de ses personnages dans L'homme sans qualités qu'il ne fallait jamais interroger quelqu'un sur son travail car il ne pouvait pas dire la vérité.

Dans les faits qui nous sont rapportés nous pouvons extraire quelques comportements erronés ou dangereux. 
  1. Demander une biopsie avec un PSA à 2,5 contrairement à toutes les recommandations, émaneraient-elles de la communauté urologique et / ou oncologique
  2. Lire lui-même les plaques histologiques le concernant
  3. Etre cancérophobe en étant oncologue
  4. Ne pas se mettre dans la position d'un questionnement EBM à propos de son propre cas, ce qui, admettons-le, est pratiquement impossible. Nul doute que son expérience interne aura changé...
  5. Décider de se faire opérer pour être à 100 % "cancer free" 20 ans après
  6. Etre persuadé que les complications post opératoires sont malades dépendants (il se dit en bonne santé) et opérateurs dépendants et donc non liées au hasard (ce qui, selon mon expérience interne est quand même assez vrai) et choisir le "meilleur" pour se faire opérer
  7. Etre un malade guéri
  8. Croire que les dernières recommandations, celles de l'USPSTF, sont sorties de nulle part et non de publications qu'il aurait dû lire (expérience externe).

Je voudrais également souligner un fait qui a dû, tout comme moi vous choquer : il ne dit pas un seul mot des centaines de malades qui ont défilé dans son bureau et pour lesquels il a appliqué les mêmes principes !


jeudi 12 juillet 2012

Une patiente dont je suis le médecin traitant et dont l'ordonnance est critiquable. Histoire de consultation 125.


J'ai reçu hier un appel émanant d'un médecin qui s'est à peine présenté et qui me demandait des renseignements sur une patiente que j'avais adressée en convalescence dans un établissement de soins  de suite au décours d'une petite intervention chirurgicale. J'ai un a priori très mauvais à l'égard de cet établissement car sa spécialité est de redemander des examens complémentaires qui ont été faits mille fois auparavant... Autre chose : c'est la patiente qui a combiné l'affaire avec le chirurgien et j'ai dû faire un courrier rapide la veille de son départ pour résumer sa situation clinique.
Le confrère m'a appelé au milieu de ma consultation et j'ai beau savoir comment d'autres confrères font pour ne pas répondre au téléphone au milieu d'une consultation, je n'ai jamais réussi à régler ce problème. Et j'ai une secrétaire qui filtre. Mais la secrétaire n'est pas là tout le temps : par une sorte de fatalité elle a des horaires moins étendus que les miens... Et j'ai tendance à dire aux patients de m'appeler "entre deux" plutôt que d'alourdir mes consultations... J'ai en ce moment au moins sept patients qui m'appellent régulièrement pour me communiquer les résultats d'INR... 
Cette patiente, Madame A, 74 ans, est hypertendue diabétique et présente des antécédents d'embolie pulmonaire. Enfin, c'est ce que je présume. Cela fait six mois qu'elle a changé de médecin et cela fait six mois que je patauge.
Je patauge et je m'énerve contre elle car elle est la championne des plaintes et des récriminations.
Je patauge et je m'énerve car le dossier que m'a transmis l'ex médecin traitant était étique et que je ne me suis jamais excité pour obtenir directement des compte rendus d'hospitalisation.
Je patauge et je m'énerve car je lui ai demandé plusieurs fois de prendre rendez-vous pour faire le point sur ses antécédents et sur ses traitements et qu'à chaque fois la consultation a été "encombrée" par de nouvelles plaintes, de nouveaux symptômes, de nouvelles questions et que mon interrogatoire se termine à chaque fois en eau de boudin.
Vous me direz, et vous aurez raison, ce ne sont que des prétextes. Mais attendez la suite.
Le docteur B me téléphone donc pour me demander pourquoi elle prend le médicament M1 et le médicament M2 au milieu des 6 médicaments qu'elle prend. Et à ma grande honte, je vous rappelle que je suis en consultation, que j'ai un malade en face de moi, qu'il se moque comme d'une guigne de Madame A, que, pendant que je réponds au docteur B et que je fais des gestes d'excuse au patient assis en face de moi, j'ouvre le dossier de la patiente et que je me pose des questions bêtes à propos des questions bêtes que me pose mon collègue : en gros je ne sais pas pourquoi elle prend le médicament M2 (de la molsidomine) et pourquoi j'ai continué le médicament M4 (fluindione). Rien que cela.
Moi qui suis le premier à dénoncer les ordonnances de merdre, à prôner la déprescription et autres trucs à la mode, je me retrouve dans la position du médecin que je n'aime pas, le renouveleur automatique d'ordonnances qui ne se pose pas de questions, qui renouvelle, qui renouvelle, qui remet à plus tard ce qu'il pourrait faire aujourd'hui, qui se dit que changer les traitements va être source d'ennuis et d'effets indésirables encore plus embêtants que les effets indésirables que la patient n'a pas encore eus et qui bien entendu ne sont que potentiels, non obligatoires, et qu'il ne faut pas exagérer, cela se saurait si c'était si dangereux que cela... Donc le confrère qui me téléphone et qui a lu le bref mot que j'ai écrit (à la main et sur un coin de table, après tout ce n'est pas moi qui ai décidé des soins de suite) doit me prendre pour une buse, pour un médecin généraliste de rien du tout qui ne connaît même pas le dossier de sa patiente, un khon en quelque sorte.
Je ne sais pas, je n'ai jamais su, le dossier est peu explicite, pourquoi elle prend de la molsidomine, je saurai ensuite, j'ai quand même fait un peu le boulot, qu'il y avait eu de vagues douleurs angineuses dont elle ne m'a jamais parlé, lors d'une hospitalisation il y a très longtemps et dont personne ne s'était inquiété, à juste titre probablement, sauf pour le maintien du médicament qui ne sert probablement à rien. Je ne me suis pas non plus posé de questions sur le fait qu'il fallait ou non maintenir le traitement par fluindione... Nul !
Cette patiente diabétique prend par ailleurs un médicament dont je n'avais jamais entendu parler auparavant, de l'Eucras. Et, lors de la première consultation que j'avais eue avec elle il y a six mois, elle m'avait dit : "C'est le seul médicament contre le diabète que je supporte, les autres, soit ne marchent pas soit me donnent des trucs bizarres..." Et j'ai renouvelé Eucras, je l'ai d'autant plus renouvelé que son HbA1C, le maître étalon des diabétologues, des capistes et des indicatorologues, est à 6,8 (ce qui, pour un diabétologue distingué qui me l'a écrit pour un autre patient, est trop en fonction de recommandations jusqu'au boutistes tirées d'on ne sait d'où et pas de l'HAS dont les recommandations avariées ont été retirées)...
Mais ce qui m'a le plus énervé (la paille et la poutre) c'est qu'en fin de communication téléphonique le confrère m'a dit "Vous ne trouvez pas qu'elle présente une hypothyroïdie ?..." Or le levothyrox chez les personnes âgées me donne tellement de boutons...
On le voit, ce coup de fil d'un éminent confrère soulève un nombre infini de questions que je vais essayer de résumer et qui montrent à l'évidence qu'il est beaucoup plus facile d'être un éminent spécialiste qu'un non moins éminent médecin généraliste.

  1. Est-il concevable de refuser tout appel téléphonique durant une consultation et comment faire pour ne pas rater un appel important ou, pour le moins, pertinent ?
  2. Faut-il accepter d'écrire des courriers pour des décisions que nous n'avons pas prises ou pour des patients qui ont pris rendez-vous sans vous en avoir parlé auparavant ?
  3. Faut-il accepter que des patients soient suivis en soins de suite dans des établissements qui refont des examens complémentaires inutiles pour améliorer l'ordinaire ? 
  4. Faut-il dénoncer ces établissements ?
  5. Est-il possible d'accepter un nouveau patient sans disposer de tous les éléments du dossier ?
  6. Peut-on accepter de re prescrire des médicaments que nous ne connaissons pas bien ou dont savons par ailleurs qu'ils n'ont pas (vraiment) fait la preuve de leur efficacité, même si les indicateurs sont au vert ?
  7. (Est-il possible aujourd'hui d'avoir des certitudes sur le traitement du diabète de type II en sachant que les "anciens" médicaments qui auraient théoriquement fait leurs preuves (metformine, glibenclamide) n'ont en réalité pas vraiment fait leurs preuves (étude UKPDS pour le moins "légère")) ?
  8. A quel moment arrêter le traitement anticoagulant chez une patiente âgée et fragile ?
  9. Faut-il systématiquement, même chez une patiente dont l'INR est stable, changer la fluindione pour la coumadine qui est beaucoup plus utilisée dans le monde, théoriquement beaucoup plus fiable, mais dont je subodore que son origine états-unienne est une des meilleures raisons de son rapport efficacité / risques favorable ?
  10. Comment envisager qu'un médecin qui prône l'attention, la dé prescription, la dé médicalisation de la vie, se soit laissé piéger par une ordonnance aussi banale et qu'il n'ait pas cherché à savoir les tenants et les aboutissants de cette prescription ?
  11. Pourquoi les malades que nous considérons comme casse-pieds finissons-nous par ne plus les entendre et, au bout du compte, ne pas les soigner ?
  12. Pourquoi nombre de personnes âgées sont traitées systématiquement pour une supposée hypothyroïdie ?
J'imagine que le lecteur aura d'autres questions à se poser en lisant ce post...
Pas fameux, en tous les cas.

(Kenya 2012 - Photographie : docteurdu16)

mardi 10 juillet 2012

Une fierté mal placée. Histoire de consultation 124.


L'histoire est fraîche, je suis obligé de la transformer et de rendre le patient difficile à identifier. Sans compter que j'aurais pu (et dû) allonger les commentaires sur un autre versant mais le cas n'est pas fini et je ne souhaite pas développer. Trop sensible.
Quoi qu'il en soit je fais plus ou moins le diagnostic de cancer du pancréas le vendredi, je prends mon téléphone, j'appelle une clinique célèbre de mon coin et le patient a un rendez-vous d'anesthésie le lundi et une écho endoscopie haute le mercredi avec pose de prothèse biliaire. Et le mercredi soir j'ai le diagnostic qui est conforme à mes craintes.
Je suis content de moi. Non pas d'avoir fait un diagnostic affreux mais d'avoir obtenu un rendez-vous aussi rapidement. 
Vraiment content.
Je téléphone à un ami pour une tout autre raison, prendre des nouvelles de son père qui va moyennement bien et qu'il n'arrive pas à maintenir à domicile, il lui faut une place en EHPAD et ce n'est pas facile. Mon ami est médecin spécialiste d'organe (c'est le terme qu'utilisent les médecins généralistes militants, oh, excusez-moi, les médecins spécialistes en médecine générale militants, à l'égard de leurs confrères spécialistes avec lesquels ils se sont lancés avec vaillance sur le terrain dangereux de la rivalité mimétique - voir ICI) installé dans la région parisienne et son père habite en Loire-Atlantique. Il a peu de contacts sur place, le médecin traitant qu'il n'aime pas par ailleurs en raison de prescriptions curieuses, mais il n'a pas dit à son père d'en changer parce qu'il lui qu'il lui était très attaché tout comme sa mère morte quelques années plus tôt, lui a dit qu'il faisait ce qu'il pouvait mais que ce n'était pas simple...
Mon ami finit par me dire qu'il est possible qu'une place se libère dans une dizaine de jours et que d'ici là il est très inquiet.  A mon avis il est trop inquiet parce que c'est son père et que s'il était aussi inquiet qu'il le disait, je connais mon ami, il aurait tout abandonné à Paris pour s'occuper de son père sur place...
De fil en aiguille nous en venons à parler de mon patient, voyez comme je suis fier, et mon ami me dit ceci : "Cela ne m'étonne pas. Il est très facile d'obtenir des rendez-vous dans des sous spécialités, la France est suréquipée, cela rapporte du fric à tout le monde aux structures comme aux médecins... les sous spécialistes sont devenus une plaie de la médecine, déjà que les spécialistes je n'aime pas beaucoup, mais maintenant les sous spécialistes polluent le domaine et sont à l'origine de toutes les dérives financières, comment un somnologue pourrait-il ne pas prescrire un appareillage, comment un coronographiste pourrait-il ne pas stenter, comment un sénologue pourrait-il ne pas multiplier les clichés, comment un arthroscopiste du genou droit pourrait-il ne pas...? Alors que pour placer une vieille personne en institution il faut des semaines voire des mois..."

Je n'avais donc pas raison d'être fier. Je participais seulement à l'extinction progressive de ma spécialité. 

(Mayo clinic à Rochester - Minnesota - USA)

lundi 2 juillet 2012

Elle vient de prendre une claque de son copain. Histoire de consultation 123


(Mise en garde : Les textes en italiques peuvent ne pas être lus par les lecteurs qui considèrent que les médecins généralistes sont des bobologues, des ignares, des demeurés, des inaptes, des débiles, des incapables de lire une analyse statistique, des résistants aux recommandations, des inertes thérapeutiques et qui estiment que la consultation de médecine générale n'est qu'un prétexte à délivrer des arrêts de travail,  des médicaments placebo et des médicaments dangereux, qui peuvent être les mêmes, d'ailleurs ; nous demandons donc expressément à Bernard Kouchner, Emmanuel Chartier-Kastler, Michaël Peyromaure, François Bricaire, Serge Halimi et autres disciples des précédents et aussi d'Elena Pasca de ne pas lire ces lignes en italique ; quant à ceux qui pensent que la réflexion épistémologique, sociétale, anthropologique, historique, analytique ou anti ananlytique est absente des cabinets de consultation des médecins généralistes, ils peuvent aussi s'abstenir)

Mademoiselle A, 23 ans, est venue avec sa (jeune) grand-mère qui s'occupe de ses trois petites filles depuis des années avec un fatalisme qui force mon admiration. La mère des trois filles qui ont toutes le même père (au contraire des deux derniers enfants que je n'ai jamais vus) est aux abonnés absents depuis de nombreuses années pour des raisons si complexes qu'un lacanien bon teint en dénouerait l'écheveau en deux coups de cuillère à pot, non, je plaisante, trop difficile de comprendre comment une mère peut à ce point se désintéresser de ses premiers enfants, pour les autres je ne sais rien,  et la jeune femme pleurote devant moi avec un bel hématome de la joue gauche (le frappeur doit être droitier).
Je n'ai pas besoin de poser de questions, elle n'a pas besoin de me parler, les faits sont là, elle en a pris une bonne.
Ce n'est pas la première fois (mais je ne le savais pas bien que je sois le médecin traitant, on est bien peu de choses, elle n'avait surtout pas envie que je le sache, apprendrais-je plus tard). Elle est décidée cette fois à porter plainte.
(Je ne ferai pas de longs développements sur la rédaction des certificats de coups et blessures, sur la façon de les rédiger, sur la façon de décrire les lésions et sur la façon d'estimer l'ITT - Incapacité Temporaire Totale - et sur l'immense hypocrisie qui entoure leur rédaction, la façon dont les services de police les reçoivent, la façon dont les avocats les utilisent ou les contre utilisent et la façon dont les magistrats... car il me faudrait une dizaine de posts différents pour en venir à bout tant les implications et les aboutissants sont nombreux et n'ont que rarement de rapports avec la médecine ; question sociétale quand tu nous tiens).
La grand-mère la regarde en coin, elle a beaucoup de choses à dire qu'elle va finir par dire mais je ne n'ai pas besoin de les entendre pour en connaître la substance.
J'interroge quand même la jeune femme et j'écoute même ce qu'elle raconte (bien que chacun le sache, les médecins généralistes n'écoutent jamais), j'examine, je rédige, je décide d'une ITT en mon âme et conscience.
"Qu'est-ce que tu comptes faire ?" (Je tutoie la jeune femme parce que je la connais depuis son premier dtpolio et, contrairement à Françoise Dolto, dont je n'ai jamais été un fan pour des raisons qui demanderaient là aussi, de longs développements, une thèse en Sorbonne, pourquoi pas ?,  qui exigeait que l'on vouvoie les nourrissons, ce qui n'est pas si idiot que cela paraisse, je n'ai jamais vouvoyé  les enfants et je continue, sauf exceptions, de tutoyer les jeunes femmes ou les jeunes hommes que j'ai connus enfants et que je tutoyais à cette époque ; la médecine générale, vous l'imaginez, est un puits sans fond où la société au sens large déverse des signes, des croyances, des habitudes, des coutumes, des légendes, des inférences et de signes sociétaux qu'il est impossible pour un médecin généraliste, serait-il de bonne composition, de connaître, de recenser de manière exhaustive et a fortiori de comprendre tant les points de vue sont différents, pertinents et déroutants)
"Heu."
Elle est surprise. Elle regarde sa grand-mère assise à sa gauche, sa grand-mère qui est encore dans le non verbal mais qui va s'en mêler, ce n'est qu'une question de temps.
"Je veux dire, tu imagines comment l'avenir proche ? - Rien. Vous aller me faire un arrêt de travail ? - Oui, certes. Mais ce n'est pas la question. - C'est quoi la question ? - La question c'est ton copain..."
Elle baisse les yeux, les relève, me sourit sans conviction, elle n'est pas prête à me dire la vérité...
Silence.
Je la regarde et ses yeux charbonneux m'évitent.
La grand-mère a décidé que c'était son heure : "Docteur, dites-lui qu'il faut en finir avec son copain. Elle doit le quitter... Et puis, il y a le bébé..."
Ah oui, y a un bébé. Je n'avais pas oublié mais j'avais mis de côté. La jeune femme prenait la pilule, elle s'est retrouvée enceinte ("Je vous assure, je ne l'ai jamais oubliée..."), au début elle voulait garder, puis non, puis oui et, finalement elle a gardé. Le gamin a sept mois, il s'appelle B. Elle le fait suivre à la PMI (il aura donc droit à tous les vaccins de la terre et il en a déjà eu un paquet, à sept mois, je l'ai vu en consultation, dans les PMI il y a de moins en moins de monde et les rendez-vous ne peuvent pas toujours être assurés aux dates fixées par le CTV ou Comité Technique de Vaccination, les dates fixées en fonction des taux d'anticorps retrouvés dans les grandes études menées sur d'énormes populations de très peu de nourrissons, des dates politiques, pas scientifiques puisque, contre toute logique, elles ne sont pas les mêmes dans tous les pays de l'Union Européenne, je m'arrête, je m'égare, je voulais seulement dire ceci : la seule fois où j'ai vu ce bébé je lui ai fait un infanrix hexa car c'était le vaccin prescrit par la PMI et, donc, contrairement à mes principes, et puisque la vaccination contre l'hépatite B avait été commencée, pour ne pas inquiéter la jeune femme qui avait déjà de bonnes raisons de s'inquiéter, j'ai donc vacciné son bébé non sans lui avoir quand même dit que, moi, généralement, je ne vaccinais pas contre l'hépatite B, elle m'a demandé pourquoi et je lui ai dit que je préférais ne pas le faire en raison des risques de maladies auto immunes possibles comme la sclérose en plaque, par prudence, elle ne savait pas quoi me dire, j'avais comme un inconscient assené des faits qu'elle ne connaissait pas, des faits controversés par la communauté scientifique internationale, des faits qui pouvaient n'être qu'un avis d'expert, je suis le con des experts vaccinaux et elle est la conne de son médecin, son médecin qui balance au coin d'une phrase, et contrairement à tout ce qu'elle aurait pu entendre ici et là, que la vaccination contre l'hépatite B, notamment chez le nourrisson, n'était pas si inoffensive que cela, je me suis comporté en expert privé dans le huis clos de mon cabinet, sans que Robert Cohen puisse m'apporter la contradiction ou Daniel Floret en personne, du haut de sa compétence expertale reconnue par le gouvernement français, tiens, le gouvernement a changé et Daniel Floret est toujours là, fier comme un vaccin hexavalent bousté aux squalènes, non, ce n'est pas vrai, pas de squalènes dans l'infanrix hexa, ne faudrait-il pas faire quelque chose ?, et donc, je me répète, je reviens à ma consultation, j'ai joué au malin, au type qui sait tout avec une jeune femme qui prenait déjà des beignes dans la figure et qui ne m'en avait pas parlé par peur que je lui balance un avis d'expert que les jeunes femmes qui se font taper par leur, je ne sais comment dire, copain, compagnon, père de son enfant, petit ami, concubin, sont des ou des..., elle était inquiète tout d'un coup, inquiète non pas d'une hypothétique sclérose en plaque, je ne pouvais pas lui décliner l'étude Hernan, inquiète simplement que je ne "fasse" pas le vaccin à son bébé, pour le protéger...).
"Grand-mère... Laisse-moi tranquille, si je suis venue c'est pour avoir un certificat et porter plainte... - Oui mais tu devrais dire au docteurdu16..."
J'écoute donc ce que je sais déjà : la jeune A vit chez sa grand-mère avec son bébé et voit son copain le week-end. Et le dernier week-end, nous sommes lundi, elle a pris un pain dans la figure.
Pas méchant le pain : la pommette n'est pas fendue, l'os malaire n'est pas cassé, dans quelques jours il n'y paraîtra plus.
Je ne savais pas, en revanche, comme je vous l'ai dit, que ce n'était pas la première fois, mais j'apprends aussi de la grand-mère, que ce n'était pas la deuxième fois non plus, qu'avant la naissance du bébé il le faisait déjà.
"Alors..." je relance la conversation qui s'était un peu éteinte.
Elle baisse les yeux encore une fois. Je ne suis pas sur la bonne voie.
"Elle ne veut pas rompre" ajoute la grand-mère.
Nous en sommes arrivés au point crucial de la consultation de médecine générale.
(Il n'est pas possible d'entamer une relation psychothérapeutique avec cette jeune femme qui n'en fait d'ailleurs pas la demande. Pour des raisons de statut et de compétence. Pour des raisons de statut car la consultation de médecine générale ne peut devenir un lieu de psychothérapie de type analytique ou non alors que la personne que nous avons en face de nous est déjà une patiente somatique que nous avons touchée, examinée, et cetera. Pour des raisons de compétence car il me semble (et c'est un euphémisme) que cela mérite une formation pratique, quelle que soit la technique utilisée (mais la technique est aussi très importante d'un point de vue philosophique, idéologique, scientifique, pratique et autres, je pourrais développer), mais que cette formation pratique est impossible à moins que le médecin généraliste ne se spécialise... Je m'explique : les médecins généralistes ont besoin de formation pratique dans nombre de domaines que la Faculté de Médecine ne leur a pas enseignés, et qu'elle ne pouvait leur enseigner puisqu'elle n'en connaît ni l'alpha ni l'omega, et il n'est pas matériellement  et intellectuellement possible que les médecins généralistes puissent y arriver, il est donc nécessaire qu'ils se spécialisent et, en se spécialisant, on finit par voir des malades pour lesquels on s'est spécialisé et, ainsi, on finit par oublier que l'on était généraliste.)
Crucial, car il faut choisir.
Choisir en tentant de ne pas faire plus de mal que de bien et, en même temps, ne pas rater le moment de dire ce qu'il faut dire au bon moment, car le mal peut rapidement l'emporter sur le bien.
Crucial, car l'interventionnisme (c'est à dire l'arrogance médicale, pour simplifier, ou l'avis d'expert, ou l'avis de gourou) peut être aussi néfaste que le non interventionnisme (au nom du respect des valeurs et des préférences du patient et de la neutralité).
Que faut-il faire ? Bien malin celui qui pourrait donner un réponse unique qui pourrait convenir à tout le monde.
Sans compter la relativité des opinions qui peuvent être vraies ou fausses historiquement mais refléter à un moment le consensus (coucher les enfants sur le ventre) et être dangereuses et, dans le cas cité, être très dangereuses ; sans compter que le médecin peut en être à un stade de son développement personnel qui pourrait lui faire proférer des opinions qui ne vont pas dans le sens de l'histoire au moment donné et, surtout, être néfastes au patient qu'il a en face de lui ; sans compter qu'il pourrait arriver que la "bonne" opinion à fournir au patient est tout à fait contraire à la morale dite commune et à celle, accessoirement, du médecin ; on le voit, tous les cas de figure sont possibles.
"Je crois", finis-je par me décider, "qu'il faut que tu analyses la situation vis à vis de ce garçon. Je suis prêt à t'accorder que tu l'aimes, je suis prêt à comprendre que tu tiens à lui, mais je vais te dire ce que je répète depuis trente-deux ans que je suis médecin généraliste : quelqu'un qui t'a mis des coups comme cela, qui l'a fait plusieurs fois, ne te demande pas s'il t'aime, si tu l'aimes, s'il sera ou non un bon père, quitte le. Pars. Ne le laisse pas recommencer. Ne lui donne pas l'occasion de le refaire, de se montrer violent avec toi. S'il l'a fait une fois il le refera..."
La grand-mère me fait les yeux doux, ce qui ne me rend pas particulièrement content.
"Pour l'instant, je vais faire une pause" répond la jeune femme.
Mon boulot ne fait que continuer.