jeudi 26 avril 2012

Retour du Kenya : les soins palliatifs, le berger Masaï et le patient de Mantes.


Il y a quelque temps je suis allé visiter une patiente dans un établissement parisien de gériatrie dépendant de l'Assistance Publique où sont regroupés plusieurs types de services : rééducation fonctionnelle post chirurgie orthopédique, soins de suite post hospitalisation aiguë et soins palliatifs.
La patiente va bien, on discute de tout et de rien et de son retour à domicile (qui s'est fait depuis), et elle me dit ceci : "Vous avez vu, je ne vais pas trop mal, je vais m'en sortir, mais ces pauvres personnes qui sont en phase terminale... comme je les plains..." Elle voulait parler des malades du service des soins palliatifs qu'elle avait repéré en arrivant.
Le fait est que dans tout le bâtiment des flèches de couleur indiquent la direction des divers services. Je ne me rappelle plus les couleurs de la mort. J'ai oublié. Mais j'y ai pensé avant même que la patiente ne m'en parle.
Les soins palliatifs sont certainement une invention formidable. Nul n'en doute. La façon dont, jadis (là, je suis optimiste), on traitait la douleur et les mourants dans les établissements hospitaliers, n'était manifestement pas parfaite (voir LA et ICI). Et les médecins qui ont choisi de s'intéresser à ces problèmes, les douleurs, la mort, ont permis à la société d'évoluer et à tout le monde d'y réfléchir.
Je jette un oeil sur Google. Je repère le site de la SFAP (Société Française d'Accompagnement et de Soins Palliatifs) qui, entre autres, soutient la campagne de publicité de la JALMALV qui signifie Jusqu'à la Mort Accompagner la Vie (je n'invente rien). La SFAP a de nombreux partenaires institutionnels et big pharmiens (Voir ICI). Les soins palliatifs, selon ce site, ne sont pas loin de l'euthanasie. Mais, surtout, quel esprit "humaniste" pourrait s'en formaliser, la SFAP dit Soulager la douleur est une obligation. "La loi dit le devoir et l’obligation pour les médecins à tout mettre en œuvre pour soulager au mieux les malades en fin de vie."  Qui pourrait s'y opposer ?

Je me rappelle pourtant avoir lu un article de Marc Cohen dans Causeur (22 décembre 2008) que vous pouvez lire en intégralité ICI et dont j'extrais deux passages. Le titre me plaît assez : "Mourir dans la dignité ? Et pourquoi donc ?"

Voici le premier qui rapporte un propos de Houellebecq : Ce qui me dégoûte, c’est qu’on veuille mourir dans la dignité. Et il me dégoûte encore plus que des parlementaires s’apprêtent à faire une loi pour m’y obliger : je ne veux pas mourir dans la dignité…

Voici le second et qui me donne beaucoup de force dans la perspective de MA fin de vie :


"J’imagine que personnellement, si j’étais atteint d’une maladie incurable et furieusement douloureuse, je saurais me débrouiller pour trouver les pilules qu’il faut, ça ne peut pas être beaucoup plus dur que de trouver un exemplaire en bon état des Cadets d’Ernst von Salomon, et ça, je sais faire, ben oui.

Ce que je sais aussi, c’est que si je n’avais plus les moyens physiques de me tirer seul d’affaire et si j’étais tombé par malheur entre les pattes d’un médecin fou et furieusement pro-life, ma foi, je ne doute pas qu’il se trouvera forcément un ami ou une amie pour me rendre un petit service, quitte à risquer six mois avec sursis.
Et là, j’entends déjà les pro-death m’objecter de leurs voix de faux-derches : “Mais que préconisez vous si on n’a pas la volonté, ou bien si on n’a pas d’amis, ou encore si l’on veut faire les choses dans les règles ?” A ceux-là, je répondrai simplement : pas de volonté, pas d’amis prêts à donner une livre de leur chair, et l’obsession de respecter la loi à tout prix, même une fois mort et enterré ? Eh bien, la conjonction de ces trois symptômes signale sans erreur possible une vie de merde. Alors, dans le simple souci d’éviter les solutions de continuité, je pense que ces gens-là méritent aussi une mort de merde."
Mais qu'on me laisse, à mon tour, décliner mon petit discours tout fait sur les soins palliatifs :
Les soins palliatifs pourraient bien être l'aboutissement d'un rêve post moderniste confinant à un cauchemar aseptisé, commencerais-je par provocation, mais, au bout du compte, pour finir, il est possible, ajouterais-je, que nous n'en soyons pas loin. Une vie parfaite, sans douleurs (jamais les sociétés occidentales n'ont consommé autant d'antalgiques), sans déceptions (merci les antidépresseurs), sans chagrins (merci les anxiolytiques), sans délires (grâce aux psychotropes), une existence anhédonique en quelque sorte, voilà ce dont Big Brother a rêvé pour nous. Et nous en redemandons. C'est devenu la norme.
En cette époque de sécularisation de la société, les soins palliatifs sont une réponse laïque au problème de l'au-delà : les prêtres et autres rabbins, pasteurs ou imams sont remplacés par des saints laïques, des médecins accoucheurs de l'âme et du corps, étrangement réunis, qui n'auraient plus le droit de souffrir. Pour quoi souffrir ? Pour qui souffrir ? La loi interdit la souffrance et autorise la dignité de la mort.
Un ami médecin m'a raconté avoir téléphoné dans un service de soins palliatifs pour obtenir une place pour l'un de ses patients et que le ton de son interlocuteur médecin était tellement doux, tellement suave, tellement onctueux, qu'au bout d'un moment il avait été obligé de lui rappeler qu'il était le médecin, pas le malade.
Les soins palliatifs, indispensables, ne me faites pas écrire ce que je n'ai pas écrit, parachèvent l'entreprise sans cesse recommencée et inachevée de la médicalisation de la maladie, de la médicalisation de la vie et de la médicalisation de la société, avec respectivement les trois abus qui s'y rattachent que sont l'extension du domaine de la maladie (disease mongering), l'extension de la définition de la Santé (voir l'OMS) et l'extension de la main-mise de la société sur nos vie (l'obligation d'être dans la norme hygiéniste et l'idéologie de la prévention). Nous retrouvons bien entendu Illich en cette occasion.

Deux petits faits pour conclure :
1) Chez les Masaï du Kenya, quand un vieux va mourir, on l'emmène dans le bush, les Masaï n'aiment pas voir la souffrance conduisant à la mort, on attache une corde à son pied et, une fois par jour, depuis le village, on tire sur la corde. Si la corde "répond" on apporte eau et nourriture au mourant. Si la corde ne bouge plus, on cesse de le faire. Drôle de soins palliatifs traditionnels...
2) Pendant mes vacances, un de mes patients est mort à domicile. Il avait 88 ans. Dès mon retour, et la veille de l'enterrement, j'appelle sa femme qui me parle de lui avec enthousiasme et amour. Elle me dit ceci : "Nous l'avons gardé à la maison. Et chaque fois que j'entre dans la chambre, j'ai l'impression qu'il va me parler. Il est tellement beau, mon homme..."

(Photographie : enfants de Subukia. Docteur du 16)


4 commentaires:

CMT a dit…

Le pourquoi de la barbarie moderne est une vaste question.
Mais nous pouvons seulement constater que s'il y a à peine 50 ans, les familles vivaient souvent à quatre générations dans la même maison ce n'est plus le cas.
Pour ceux qui ne peuvent pas rester à domicile, c'est vrai que les soins palliatifs sont tout de même préférables à l'acharnement thérapeutique et les patients peuvent y découvrir, quand ils viennent d'autres services, qu'ils ne sont pas obligés de faire leur prise de sang et prendre leur traitement à heure fixe, et qu'ils peuvent passer leurs derniers moments autrement qu'en se pliant à des servitudes futiles.
Certes, il ne faut pas ériger ça en science du bien mourir.
Nous sommes tous différents alors pourquoi ne pourrions nous pas choisir notre mort?
Mais c'est mieux que rien.

Frédéric a dit…

Refuser la douleur, physique et mentale, refuser la peine, le chagrin, c'est refuser la fragilité de la vie.
C'est refuser de vivre.
Exister dans un corps est un état douloureux.
J'en veux pour preuve le cri de douleur spontané que nous poussons tous à l'entrée dans la vie (d'ailleurs quand un bébé ne le pousse pas, c'est qu'il n'est pas tout à fait entré, pas bon signe...).

Fuir la douleur, c'est se priver de l'enseignement qu'elle délivre, c'est se priver de la possibilité de la transcender et de découvrir la force au sein de la fragilité, le sens au sein de l'absurde.

Une femme mourrante demandait un jour à Alexandro Jodorowski :
"Quel est le sens de la vie ?"
Il eut cette réponse :
"La vie n'a aucun sens.
Mais il faut la vivre..."

Well come back, Mister Grange.

BT a dit…

Merci pour votre réflexion sur les soins palliatifs.
il ya tellement de choses à dire et à écrire!
Partir dans la dignité n'est-il pas tout simplement le souhait de partir entouré des siens ( en lien avec eux, corde au pied)?
Les soins palliatifs sont effectivement une avancée si l'Humain reste au centre de la prise en charge.Un petit exemple:
un patient à quelques jours de sa mort, en insuffisance hépatique terminale sur métatastases hépatiques d'un cancer colique se voit demander, alors hospitalisé pour aggravation de son état:
-cela vous ferait plaisir de rentrer chez vous? demandez à un aveugle s'il veut voir...
Alors qu'il n'y a eu aucune rencontre entre le médecin oncologue et le patient pour faire le point sur son état et surtout pour expliquer "doucement" que l'on ne se trouve plus dans une phase curative, ce que le patient peut entendre. Car le plus important c'est qu'il soit entouré et accompagné quelque soit la phase de la maladie.
On décide de faire sortir ce patient, heureux de rentrer chez lui, en lui disant que TOUT est organisé, que les soins palliatifs sont mis en place, qu'il n'a pas de souci à se faire. Et là le patient 24 heures avant son départ reçoit un coup de téléphone dans sa chambre d'hôpital anti-cancer de l'infirmier coordonnateur en vue de la mise en place des soins à domicile:
- l'infirmier de l'équipe mobile des soins palliatifs n'est pas disponible, nous en avons trouvé un autre pour la toilette, il ne peut se déplacer à votre domicile qu'à six heures du matin, cela vous convient-il?
En fait, les soins palliatifs drainent tellement d'équipes à coordonner, que chacun des soignants au sein de ces équipes finit par perdre son bon sens, au détriment encore une fois du patient que l'on voulait tant aider! Certainement aussi, que nous n'avons pas les moyens suffisants pour une prise en charge adaptée du patient , car les plus gros moyens, dont il est question ici, sont Humains, y a t-il du temps, finalement à offrir aux malades?
Il y a des protocoles anti-douleur stéréotypés faisant fi de l'approche personnelle que tout un chacun peut avoir vis à vis de cette douleur. Et là on peut observer des conduites extrêmes non adaptées à la situation:
-patients cancéreux pouvant souffrir à certains moments nécessitant de façon ponctuelle de la morphine,pour lesquels la prescription de morphine rencontre des obstacles intellectuels de la part de certains médecins oncologues. Par contre, on demandera au patient de prendre systématiquement avec la chimiothérapie les médicaments pour éviter les vomissements même si le patient n'en a pas besoin...

antoine berlante a dit…

en somme, une dérive devenue habituelle de notre système de santé vers la "démarche qualité" ...Ce qui est tracé, ce qui est repérable, ce qui est évalué par audit, est "qualité" et aboutit au logo, au label sfap, aux objectifs de pourcentage d'eva dans les servies hospitaliers. En ville, ça arrive doucement mais sûrement...