dimanche 20 mars 2011

UNE GUERISON MIRACULEUSE : HISTOIRE DE CONSULTATION 73

Pierre Paul Rubens - Pan et Syrinx - 1617

Chapitre premier.
Madame A, 38 ans, est venue me voir pour la première fois il y a un peu plus de deux ans (elle avait déménagé). Elle avait beaucoup de choses à me montrer. Souffrant d'une maladie orpheline, elle connaissait mieux sa maladie que moi (ce qui était à la fois vrai et faux : vrai car elle avait lu et relu internet et faux car j'avais une petite idée --forcément préconçue-- sur la question). Elle avait apporté, lors de cette première consultation, un dossier complet retraçant son histoire pathologique (je le parcourus rapidement en lui disant que je ferai cela plus en détail à un autre moment), l'ordonnance (impressionnante) que lui faisait son ancien médecin (un neurologue) et des photocopies de communications du congrès auquel elle avait participé dans le cadre d'une réunion organisée par une association de malades.
J'étais là pour écouter, apprendre et modérer.
Son discours sur ses douleurs, leurs chronologies dans la journée, leur intensité, leur façon de se manifester, leurs topographies, leurs variations, était nourri.
Elle m'avait averti : ma maladie, avait-elle souligné, est difficile à cerner et les médecins, je ne parle pas de vous, docteur (elle se trompait), ont tendance à la minimiser et on nous traite souvent de fous.
Je ne cillais pas.
Je recopiais bêtement l'ordonnance délirante et lui fixais un rendez-vous le mois suivant, pour faire le point, lui avais-je dit, mais, surtout, pour définir une stratégie. Il me paraissait ahurissant qu'elle souffrît autant, qu'elle ne vécût plus qu'autour de cette maladie orpheline et qu'elle consommât autant de médicaments dont les indications et les effets indésirables possibles se superposaient dangereusement.
Mais elle avait balisé le terrain : les médecins qui ne la croyaient pas étaient d'affreux incompétents, d'affreux insensibles, d'affreux adversaires du progrès scientifique et de la reconnaissance de la souffrance humaine.
Quand elle revint me voir deux mois après nous abordâmes le sujet de sa (longue) ordonnance.
Elle : Mais je ne peux rien arrêter.
Moi : Il faut que vous fassiez la balance entre vos douleurs et les événements indésirables que vous ressentez : somnolence, vertiges, inconfort.
Moi : Mais j'ai mal.
Je recopiai la fameuse ordonnance.

Chapitre deuxième.
Son mari en a marre. Il en a marre des médecins qui n'arrivent pas à la soulager. Il en a marre de sa femme qui a mal. Il en a marre de sa vie qui n'est pas marrante.
Que puis-je lui dire ? Que dois-je lui dire ? Que nous parcourons tous ensemble, elle plus que que moi, lui plus que moi, un cercle vicieux qui nous oblige à accepter la maladie orpheline, à accepter les douleurs de la maladie orpheline, à accepter les traitements de la maladie orpheline, à accepter le cercle vicieux qui est une impasse.
(J'avais envie à l'époque d'écrire un post vengeur sur les maladies orphelines, sur les patients qui s'identifient aux malades des maladies orphelines, aux médecins qui les poussent à s'y identifier, aux associations de patients qui les confortent dans leur incompréhension, aux firmes qui financent les associations de patients pour fidéliser tout le monde. Mais je n'écris pas ce post. Je ne l'écris pas car je ne suis pas sûr de moi. Je ne suis pas certain, en l'écrivant, et même si elle ne le lisait pas, de ne pas faire de mal à ma patiente, de ne pas à la désespérer encore plus, de ne pas la détacher encore plus du corps médical, de ne pas être injuste, de ne pas, suprême culpabilité intériorisée, la négliger.)

Chapitre troisième.
Madame A arrive en fin de droits. Madame A, qui était vendeuse dans un magasin de vêtements, est incapable de reprendre un emploi de ce type. Il faut qu'elle fasse une formation. Elle s'est inscrite à un stage.

Chapitre quatrième (six mois après).
Madame A consulte pour une angine. Elle n'a pas d'angine. Une simple pharyngite. Détail.
Il y a longtemps qu'elle n'est pas venue me voir. Au moins six mois. Je ne l'interroge pas, par lâcheté, sur sa maladie orpheline. Je me doute qu'elle est allée voir ailleurs. Son mari et sa fille, je les ai vus entre temps, mais ils ne m'ont pas parlé d'elle et je n'ai pas abordé le sujet de la santé de leur femme ou mère.
Au moment de rédiger une ordonnance pour la pharyngite je lui demande ce qu'elle prend comme médicaments. "Rien" me dit-elle. "J'ai tout arrêté." Je fais des yeux ronds.
Elle poursuit : Je devais faire ma formation et, à cause des médicaments, tous les matins, j'étais dans le gaz. J'ai arrêté progressivement. D'ailleurs, c'est grâce à vous." Je la regarde avec étonnement. "Je me rappellerai toujours la tête que vous avez faite quand vous avez découvert mon ordonnance la première fois que que je vous ai vu. Et votre réticence à la renouveler. Vous m'avez aidé à diminuer les doses et maintenant je ne prends rien."

Epilogue.
Je sais, je sais, cette histoire vous paraît trop exemplaire pour être vraie. Moi-même je suis surpris par un tel dénouement et je ne peux même pas en tirer une quelconque gloire. Il faut considérer cette "guérison" comme une histoire de chasse, rien de plus. J'aimerais bien que tous mes malades chroniques prenant des médicaments les fixant dans leur chronicité puissent suivre le chemin de cette femme. Peut-être faudrait-il fonder une autre association de malades victimes de cette maladie non orpheline qui est l'addiction à des médicaments dont la prescription s'est autonomisée et ne sert plus qu'à s'auto entretenir, médicaments dont la seule utilité est de continuer à être prescrits. Je soulignerais aussi, mais c'est un infime détail, parfois un détail majeur, que tout ce que nous disons en consultation, tout ce que nous faisons (le non verbal), peut être retenu contre nous et peut décevoir le malade en bien ou en mal. Mais il serait aussi possible de retenir des leçons autrement fondamentales sur la fragilité des maladies et sur leur possible génération et disparition spontanée. Une autre fois, peut-être.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est une victoire, à la fois pour elle et pour vous. Vous avez réussi finalement à l'aider, alors que vous n'y croyiez pas et votre patiente a tout simplement réalisé qu'elle allait trop loin. Si la qualité de vie s'est améliorée ou reste équivalente, sans médicaments, c'est le plus important. C'est le début d'une relation patient-médecin de confiance.
Je me demande toujours si le médecin se doit d'insister quans il détecte un problème, si il attend que cela vienne de la personne en face ou si tout n'est question de confiance et communication dans les deux sens.

Didier a dit…

C'est toutes la différence entre "savoir et prendre conscience". Elle savait qu'elle prenait trop de médicaments. Ce savoir n'était sans doute pas suffisant, vous insistez aussi sur le fait de s'identifier à sa maladie, de ne vivre qu'à travers elle.

A travers ce colloque singulier que représente la consultation, elle a pris conscience que tout cela n'était peut-être pas nécessaire, et a tenté de s'en passer.
Votre non verbal devait être puissant mais vous ne pouviez vous douter de ce qu'elle en ferait.
C'est cela que je trouve drole,